Tintin, Hergé et la fin des temps

Tintin, Hergé et la fin des temps

1 : la Castafiore et le reste

Au fur et à mesure que Tintin et Hergé s’éloignent de nous dans le temps, et je dirais même dans l’espace (on ne va plus sur la lune et plus rien n’est exploré), je lis avec une vue différente, un peu nostalgique, presque sinistre et enfin lucide les derniers albums du seul génie de la bande dessinée.

Hergé a reflété son siècle magnifiquement, même si ce vingtième siècle se fait vieux et lointain maintenant, puisqu’il n’a donné lieu à de l’histoire qu’au cours de ses trois premiers quarts (ce n’est pas pour rien que l’aventure, j’y reviendrai, se termine par le piteux Tintin chez les picaros, chef d’œuvre désabusé au deuxième ou troisième degré).

Nous avons eu les épisodes anticommunistes, antifascistes, la critique de l’Amérique, la conquête de l’espace, l’espionnage, les aventures multiples en Amérique latine, la dénonciation de la modernité niveleuse, l’épopée tibétaine (que diraient Hergé et Tchang s’ils voyaient notre Tibet soumis à la vérole touristique, industrielle et postcommuniste maintenant ?…) ; et nous avons eu, parfaitement prévus et ordonnés par Hergé, la description du néant postmoderne qui réduit à rien l’héroïsme occidental et chrétien dont Tintin était l’héritier.

Les derniers albums de Tintin illustrent ce propos : Les bijoux de la Castafiore, Vol 714 pour Sydney et le déjà nommé Tintin chez les picaros. Les trois albums tournent en dérision la grande aventure, jouent avec des signes, des allusions, des ellipses, bref, s’avèrent des exercices de décadence. Certains ont accusé une influence nocive sur Hergé vieillissant, je ne le crois pas : il ne faisait que refléter la montée de l’insoutenable légèreté de la Fin de l’Histoire, même s’il en a peut-être un peu rajouté dans le politiquement correct, la non-violence et la tolérance…

La Castafiore, ou la liquidation de l’idéal féminin

Commençons par la Castafiore, la fleur chaste qui a peut-être quelque chose à voir avec les initiés du moyen âge, autrement nommés les Fidèles d’Amour. Mais la Castafiore, dans laquelle on a voulu voir tout le machisme déversé d’Hergé, incarne toute autre chose, la liquidation de l’idéal féminin. Elle incarne la figure dévorante de la féminité moderne, du pouvoir bienveillant qui ne tolère plus de discussion et pousse à la résignation.

Elle est grosse, on la dirait ogresse. Elle bafouille les noms de ses amis ; elle est amie de tous les dictateurs de la planète, à qui on la promet en mariage. Allusion luciférienne, elle ne fait que chanter l’air de Marguerite et de son miroir dans le Faust de Gounod. Elle symbolise enfin la femme totalement castratrice, qui bien sûr s’en prend, en l’insultant au cours d’un mémorable monologue, à l’inusable et gueulard capitaine Haddock, dans l’inoubliable Bijoux de la Castafiore, album unique en son genre, où il ne se passe rien.

Les héros cessent en effet de voyager. Ils sont immobilisés par les chutes à répétition d’Haddock qui se fait une entorse à la cheville. Haddock est plusieurs fois mutilé, notamment au nez, puisque son nez est mordu par le perroquet de la diva, et piqué par une guêpe nichée dans une rose qu’elle lui tend. Il est aussi piégé par les médias people de l’époque qui le marient à la star du petit écran et de l’opéra. Le scénario s’achève par une expérience ratée de Tournesol qui laisse ses téléspectateurs tout "shimmy", comme dit Haddock ; même le dessin reflète cette troublante expérience qui souligne l’anéantissement de nos contemporains par le petit écran si bien nommé. On est en 1963.

Le sujet est aussi étonnant : il s’agit d’un non-vol de bijoux. Les bijoux, une émeraude en l’occurrence, sont volés par une pie, et c’est par un jeu de cabale phonétique (le chant des oiseaux ?) que Tintin comprend qui a fait le coup : « una gazza ladra », une pie voleuse. Il monte à l’arbre. La Castafiore s’en va, la pierre retrouvée, et tout le monde est content.

Par une étonnante coïncidence, qui explique aussi cet article, les accusés du vol (on note que par ailleurs la Castafiore ne cesse d’égarer ses bijoux, ou de vouloir les égarer) sont les gens du voyage, conviés à curieuse fête l’été dernier. Hergé prend partie pour eux, leur errance, leur musique, leur vision du monde, la nostalgie qu’il incarnent et que remarque Tintin, de plus en en plus effacé dans ses dernières aventures. Tous les chemins mènent aux roms, y compris pour Tintin…

(À suivre)

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Comments (6)

  • Agnos Répondre

    Il y a également une phrase fort proche dans “Tintin en Amérique”, l’album juste après le Congo (planche 36) : “44 nègres ont été lynchés…” Pensez-vous que Hergé est dupe de la caricature ? L’intérêt de l’analyse ci-dessus, c’est qu’elle prend en compte la totalité de l’œuvre et non ses balbutiements. Quand le sage montre la lune…

    1 octobre 2010 à 2 h 32 min
  • Inspecteur Juve Répondre

    ""On a aussitôt pendu une demi douzaine ( il parle des congolais), mais on n’a pas attrappé le voleur"

    Il y a des phrases du même genre dans "Candide" de Voltaire. Je crois qu’on appelle ça du second degré …

    29 septembre 2010 à 11 h 49 min
  • IOSA Répondre

    L’auteur semble oublier " TINTIN AU CONGO" ???

    Serait-ce parce que dans cet épisode le néo-colonialiste est poussé à l’extrême ?

    Je me souviens d’un passage où un colon blanc disait au sujet d’un vol ( à peu de chose près):

    "On a aussitôt pendu une demi douzaine ( il parle des congolais), mais on n’a pas attrappé le voleur"

    Mais on aussi fait mieux dans la série avec l’hebdomadaire PIF gadget….Une sombre histoire mettant en scène un enfant blanc et un autre petit enfant noir, séparés tous deux par une cloture grillagée. Et on voyait dans la page cet enfant noir manger des vers de terre.

    Que devons en conclure sur la littérature en bande dessinée ? Que c’est aussi un outil pour inculquer aux enfants une certaine image plus ou moins vraie (et fausse implicitement) de ce que sont les autres au travers d’une réalité qui existait à une époque donnée et seulement à cette époque….pas actuellement.

    Mais ce qui est remarquable, voir même du domaine de l’irréel, c’est que les gouver-noeuds actuels font de même….Ils gouvernent la France comme on dessine une planche de BD, où dans ce domaine du fantasme… tout est possible mais absolument pas réel.

    Est ce la fin des temps ?

    C’est plutôt le temps d’ouvrir ses mirettes et de déclarer ouvertement la fin de la connerie instrumentalisée.

    IOSA

     

    28 septembre 2010 à 13 h 20 min
  • Jean-Marc BELLEC Répondre

    Hergé un géant du XXème siècle qui a rejoint au ciel son ami le beau Léon. Ce nouveau siècle insipide, sans Âme devra en toute lucidité vous rendre justice car vous êtiez à l’avant garde du progrès et du combat politique Européen.

    Pour une certaine idée de la Wallonie, Que notre Seigneur vous garde.

      

    28 septembre 2010 à 12 h 05 min
  • Rosanov Répondre

    L’héroisme chétien est le bémol de cet article. Pour le reste c’est passionnant et j’attends impatiemment la suite.

    27 septembre 2010 à 21 h 47 min
  • ozone Répondre

    "Biennntot se sera Chinchin en Europe"

    (Avec accent Mandarin)                                                                                                                          

    27 septembre 2010 à 21 h 02 min

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