Céline et le mauvais rêve de l’immobilier

Céline et le mauvais rêve de l’immobilier

Devenu la première industrie et objet de la spéculation mondiale, et bientôt l’unique, quand la machine à fabriquer toutes les machines aura tout fabriqué, l’immobilier, responsable de fausse richesse ou de la ruine de cent nations, n’a pas fini de faire couler de la mauvaise encre ; c’est pourquoi j’ai demandé à Céline son aide dans ma modeste croisade.

De retour en France, dans sa banlieue perdue, Bardamu décrit le quotidien un peu rance de Rancy. Il n’y va pas avec le dos de sa plume d’oie :

La lumière du ciel à Rancy, c’est la même qu’à Detroit, du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bâtisses tenues par des gadoues noires au sol. Les cheminées, des petites et des hautes, ça fait pareil de loin qu’au bord de la mer les gros piquets dans la vase. Là-dedans, c’est nous.

Ensuite Bardamu décrit les progrès de sa banlieue, qui dans les années 20 déjà, n’ont rien à envier aux nôtres (ceci dit pour ceux qui comme moi éprouveraient je ne sais quelle nostalgique tentation !). On perd la nature, puis ses espaces verts, on s’américanise, comme dit notre Céline national. Lisez et relisez ces lignes éternelles :

Vigny-sur-Seine se présente entre deux écluses, entre ses deux coteaux dépouillés de verdure, c’est un village qui mue dans sa banlieue. Paris va le prendre.

Il perd un jardin par mois. La publicité, dès l’entrée le bariole en ballet russe. La fille de l’huissier sait faire des cocktails. Il n’y a que le tramway qui tienne à devenir historique, il ne s’en ira pas sans révolution. Les gens sont inquiets, les enfants n’ont déjà plus le même accent que leurs parents. On se trouve comme gêné quand on y pense d’être encore de Seine-et-Oise.

Qu’il se rassure, la Seine-et-Oise n’existe plus ! On est en Hexagonie, ou en Hollande même, entre quelque part… et quelque part ! Céline décrit déjà la transformation sardonique de la population : on n’a pas attendu la chirurgie esthétique, la TV allumée et les antidépresseurs. On n’a même pas attendu l’immigration, pour être honnête.

Le miracle est en train de s’accomplir. La dernière boule de jardin a disparu avec l’arrivée de Laval aux affaires et les femmes de ménage ont augmenté leurs prix de vingt centimes de l’heure depuis les vacances. Un bookmaker est signalé. La receveuse des Postes achète des romans pédérastiques et elle en imagine de bien plus réalistes encore. Le curé dit merde quand on veut et donne des conseils de Bourse à ceux qui sont bien sages. La Seine a tué ses poissons et s’américanise entre une rangée double de verseurs tracteurs-pousseurs qui lui forment au ras des rives un terrible râtelier de pourritures et de ferrailles. Trois lotisseurs viennent d’entrer en prison. On s’organise.

Question : qui rachètera le terrain vague pour bâtir une énième tour du soleil ?

C’est le règne de la quantité pour les petits médiocres. Mais ici aussi c’est une question d’habitude. Dans ce petit monde, on a une obsession, comme aujourd’hui : l’immobilier, cet idéal d’escargot, qui ruine l’Espagne, la Chine, bientôt le monde tout entier. Dieu, ou tout au moins la nature, nous avait donné le sol gratuit. Mais que faire si la spéculation l’évalue à dix ou cent mille euros du mètre ? On fait comme en Inde ou à Rio : on vide les favelas et on construit des immeubles de luxe pour les dealers et les couples métro-sexuels. Le journal la Pravda a calculé qu’il faut bosser 153 ans pour se loger à Moscou : vive la fin du communisme !

Voici comment Céline décrit la vie modèle des Henrouille :

Mais tout de même c’était des gens qui possédaient un petit quelque chose.

En entrant, ça sentait chez les Henrouille, en plus de la fumée, les cabinets et le ragoût. Leur pavillon venait de finir d’être payé. Ça leur représentait cinquante bonnes années d’économies. Dès qu’on entrait chez eux et qu’on les voyait on se demandait ce qu’ils avaient tous les deux. Eh bien, ce qu’ils avaient les Henrouille de pas naturel, c’est de ne jamais avoir dépensé pendant cinquante ans un seul sou à eux deux sans l’avoir regretté. C’est avec leur chair et leur esprit qu’ils avaient acquis leur maison, tel l’escargot. Mais lui l’escargot fait ça sans s’en douter.

Les Henrouille eux, n’en revenaient pas d’avoir passé à travers la vie rien que pour avoir une maison.

Le monde moderne s’est établi sur la fabrication massive de la camelote aussitôt faite aussitôt démodée, et puis délocalisée ; et puis, surtout, sur une spéculation immobilière pharamineuse, qui m’a inspiré pour mon roman en ligne les maîtres carrés. Tant que les banques centrales maintiendront la machine à billets et l’illusion matricielle de la prospérité virtuelle, tout tiendra. On dira qu’une baraque en préfabriqué vaut cinq millions ou l’appart’ ouvrier du XVème un million. Et puis… on finira comme l’Espagne par brader tout les stocks pour faire venir des résidents de toutes les couleurs.La bourse, dit-on, est le temple des regrets. L’immobilier aussi. Céline se marre :

Cette transformation foncière locale n’échappe pas à Baryton. Il regrette amèrement de ne pas avoir su acheter d’autres terrains encore dans la vallée d’à côté vingt ans plus tôt, alors qu’on vous priait encore de les enlever à quatre sous du mètre, comme de la tarte pas fraîche.

Mais il me semble qu’il a tout dit dans une de ses expressions dont il a le secret : l’idéal de l’escargot. Certains avaient des idéaux d’aigle, d’autres de guépard. Nous, nous avons un idéal d’escargot. Et bien continuons notre lancée de colimaçons…

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Comments (5)

  • Dr H. Répondre

    En 2006, silence total pour le 400ème anniversaire de la naissance de Corneille : il paraît que sa famille “faisait dans l’esclavage” !…

    27 décembre 2012 à 11 h 59 min
  • quinctius cincinnatus Répondre

    si vous attendez de la culture venant de l’E.N. c’est que vous n’avez pas encore compris que nous sommes en chute libre

    22 décembre 2012 à 15 h 30 min
  • Roak Répondre

    Après avoir prétendu que Cabu ne dessinait JAMAIS de rabbin ni d’imam, voilà que l’éducation nationale aurait INTERDIT Céline …

    Sur Cabu vous aviez du vous retrancher devant l’évidence, sur une réponse type : “oui, il en dessine, mais moins que des curés”
    ; je suis curieux de savoir comment vous expliquerez qu’un auteur interdit soit régulièrement au programme du bac …

    22 décembre 2012 à 9 h 50 min
    • quinctius cincinnatus Répondre

      ah bon première nouvelle !
      ” l’Appel ” des Mémoires de Guerre de Charles De Gaulle du néo – Chateaubriand était bien lui au programme ( comme on dit néo-gothique )
      je puis vous rappeler que l’an dernier Céline a été retiré de la liste des célébrités françaises pour je ne sait plus quel de ces fameux anniversaires qu’on dit culturels !
      d’ailleurs si vous attendez de la culture venant de l’

      22 décembre 2012 à 15 h 28 min
  • quinctius cincinnatus Répondre

    ah Céline ! quel visionnaire ! et quelle plume !
    c’est , sans doute , pour cela qu’il est interdit à l’E. N . !

    21 décembre 2012 à 14 h 28 min

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