Nouvelles de Maistre

Nouvelles de Maistre

Si le mélange des hommes est remarquable, la communication des langues ne l’est pas moins. Je parcourais un jour dans la bibliothèque de l’académie des sciences de cette ville, le Museum sinicum de Bayer, livre qui est devenu, je crois, assez rare, et qui appartient plus particulièrement à la Russie, puisque l’auteur, fixé dans cette capitale, y fit imprimer son livre, il y a près de quatre-vingts ans. Je fus frappé d’une réflexion de cet écrivain savant et pieux. « On ne voit point encore, dit-il, à quoi servent nos travaux sur les langues; mais bientôt on s’en apercevra. Ce n’est pas sans un grand dessein de la Providence que les langues absolument ignorées en Europe, il y a deux siècles, ont été mises de nos jours à la portée de tout le monde. Il est permis déjà de soupçonner ce dessein; et c’est un devoir sacré pour nous d’y concourir de toutes nos forces (XLI). »

Que dirait Bayer, s’il vivait de nos jours? La marche de la Providence lui paraîtrait bien accélérée. Réfléchissons d’abord sur la langue universelle. Jamais ce titre n’a mieux convenu à la langue française; et ce qu’il y a d’étrange, c’est que sa puissance semble augmenter avec sa stérilité. Ses beaux jours sont passés: cependant tout le monde l’entend, tout le monde la parle; et je ne crois pas même qu’il y ait de ville en Europe qui ne renferme quelques hommes en état de l’écrire purement.

La juste et honorable confiance accordée en Angleterre au clergé de la France exilé, a permis à la langue française d’y jeter de profondes racines: c’est une seconde conquête peut-être, qui n’a point fait de bruit, car Dieu n’en fait point (1), mais qui peut avoir des suites plus heureuses que la première. Singulière destinée de ces deux grands peuples, qui ne peuvent cesser de se chercher ni de se haïr! Dieu les a placés en regard comme deux aimants prodigieux qui s’attirent par un côté et se fuient par l’autre; car ils sont à la fois ennemis et parents (2). Cette même Angleterre a porté nos langues en Asie, elle a fait traduire Newton dans la langue de Mahomet (3), et les jeunes Anglais soutiennent des thèses à Calcutta, en arabe, en persan et en bengali. De son côté, la France qui ne se doutait pas, il y a trente ans, qu’il y eût plus d’une langue vivante en Europe, les a toutes apprises, tandis qu’elle forçait les nations d’apprendre la sienne. Ajoutez que les plus longs voyages ont cessé d’effrayer l’imagination; que tous les grands navigateurs sont européens (4); que l’Orient entier cède manifestement à l’ascendent européen; que le Croissant, pressé sur ses deux points, à Constantinople et à Delhi, doit nécessairement éclater par le milieu; que les événements ont donné à l’Angleterre quinze cents lieux de frontières avec le Thibet et la Chine, et vous aurez une idée de ce qui se prépare.

L’homme, dans son ignorance, se trompe souvent sur les fins et sur les moyens, sur ses forces et sur la résistance, sur les instruments et sur les obstacles. Tantôt il veut couper un chêne avec un canif, et tantôt il lance une bombe pour briser un roseau; mais la Providence ne tâtonne jamais, et ce n’est pas en vain qu’elle agite le monde. Tout annonce que nous marchons vers une grande unité que nous devons saluer de loin, pour me servir d’une tournure religieuse. Nous sommes douloureusement et bien justement broyés; mais si de misérables yeux tels que les miens sont dignes d’entrevoir les secrets divins, nous ne sommes broyés que pour être mêlés.

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Comments (1)

  • Gérard Pierre Répondre

     

    Spiritus flat ubi vult .

    Cette parole de Saint Jean m’est venue spontanément à l’esprit après la seconde lecture du texte qui nous est ici servi.

    Je suis toutefois intrigué par le titre : « Nouvelles de Maistre »

    En effet, si l’article constitue un texte intégral il peut donner à penser au profane que Maistre est une ville de Russie puisque, en l’absence de toute autre référence antérieure que celle de son titre, l’auteur précise : « …. / / … et qui appartient plus particulièrement à la Russie, puisque l’auteur, fixé dans cette capitale, y fit imprimer son livre, il y a près de quatre-vingts ans. »

    Or l’auteur, Théophile BAYER, étant décédé en 1738 n’a pas pu y faire imprimer son livre en 1929 !

    Le seul Maistre que je connais et qui peut avoir quelques points communs avec Théophile BAYER est Joseph DE MAISTRE qui, comme lui, vécut aussi à Saint-Pétersbourg, laquelle ville se trouve pour la circonstance avoir détenu le titre de capitale. Toutefois, né 15 ans après la mort de son prédécesseur, Joseph DE MAISTRE n’a pas pu le rencontrer dans ce lieu.

    Par ailleurs le texte comporte des renvois à des notes, allant de (1) à (4), qui ne nous sont pas fournies bien que mentionnées.

    Tout cela me donne à penser que Nicolas BONNAL nous a communiqué un texte, certes assez condensé et complet, mais extrait de l’un de ses livres.

    Pour ma compréhension, l’auteur pourrait-il m’éclairer ?

    Je lui en sais gré par avance.

    8 octobre 2009 à 22 h 28 min

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