Tourisme : Léon Bloy contre la tour Eiffel

Tourisme : Léon Bloy contre la tour Eiffel

Je ne sais pas ce que des millions de touristes – des dizaines de millions ? – vont chercher chaque année sur la tour Eiffel, mais je peux au moins évoquer ce qu’en pensait Léon Bloy, de cette tour Eiffel.

Catholique désespéré, Léon Bloy cherche des signes à son époque qui est aussi la nôtre. Il se voit commentateur de la Fin des Temps et tente d’interpréter les manifestations eschatologiques à son entour : la guerre des Boers (abattre la puissance impériale et commerciale anglaise), la Grande Guerre et la Prusse (le meurtre du monde), les cosaques et le Saint-Esprit (à la veille de la révolution russe !), les progrès de la médiocrité bourgeoise et les progrès aussi de la mécanique, de la médecine et de l’industrie qui mettent fin à une civilisation agricole vieille de plusieurs millénaires. Les images qu’utilise Jésus sont toutes issues de l’agriculture et de la terre : aussi l’Evangile, qui est le code des sociétés, compare perpétuellement le royaume à la famille agricole, dit Bonald. Or ce vieil ordre prend fin, et l’on retombe dans le monde antédiluvien de Babel et de Tubal Caïn, le monde d’une énorme industrie créant un nouveau type d’être vivant. Les grands romans initiatiques de Tolkien, cet autre catholique inspiré, illustrent aussi ce passage d’un type de monde à un autre. Les guerres mondiales avec leur 80 millions de morts ou plus, en seront une belle manifestation.

Bloy verra dans le métro, ouvert en 1900, une descente aux enfers (on dit bien subway en anglais !) ; et sur la tour Eiffel il écrit ces lignes magnifiques et outrancières, si dignes de son inspiration. Pour lui cette tour Eiffel annonce la mondialisation et elle incarne le rapprochement les peuples (La Babel de fer, dans Belluaires et porchers, écrit en février 1889) :

En attendant, n’est-il pas permis de conjecturer que la Tour de fer est prédestinée comme un signe d’accomplissement et de dénouement au drame lugubre de la Dispersion des peuples dont la Tour de briques fut le « prodigieux témoin »?

C’est une nouvelle coagulation purement matérielle ; la fin des nations remplacées par les masses anonymes de producteurs et consommateurs. Comme s’il voyait déjà les hordes de touristes venus de tous pays se battre pour monter dans les ascenseurs de cette tour infernale, Bloy célèbre dramatiquement et ironiquement un concile des nations :

Les plus imbéciles, d’ailleurs, ne sont pas sans s’apercevoir que l’époque de ce concile des nations est infiniment singulière. Elles vont venir se bousculer et s’envisager sous les arches démesurées du Léviathan, dont les nues leur cacheront quelquefois la cime visitée par les orages, comme un Sinaï.

Construite lors de l’Exposition internationale de 1889, consacrée avec ses 1789 marches à la République éternelle et toute nouvelle, la tour Eiffel a certainement vocation à rassembler les masses de ce nouvel et populaire âge de fer marqué par la fraternité très médiatique de nos si modernes troupeaux :

Toutes les langues de la Dispersion seront parlées en ce jour et chercheront à se reconnaître. On s’applaudira, on se congratulera d’être ensemble. On se pourléchera, réciproquement, de peuple à peuple, du bout des orteils au sommet du crâne. On entrera les uns dans les autres, fraternellement et même conjugalement.

Mais là, le génie prophétique frappe ; en 1889 Bloy voit la mondialisation marchande, mais il voit aussi le choc des civilisations se produire et les guerres mondiales arriver avec leurs troupes innombrables, qui inspireront ses Orcs à Tolkien. Ce n’est pas un hasard non plus si ce sont des tours (jouer sur la polysémie de ce terme inquiétant) qui seront abattues – ou plutôt effondrées – le 11 septembre de notre début de siècle :

Puis, sans trop savoir pourquoi, mais parce qu’une certaine heure aura sonné, on se divisera, comme autrefois, mais pour peu de temps. On s’en ira à deux pas, se préparer aux tueries, sous les horizons prochains, où se tiendront tapis les millions de soldats de vingt armées que l’affinité métallique aura tirées vers un seul point, de tous les gisements d’égorgeurs.

Bloy voit même se gonfler des Méditerranée de sang.

Mais la tour est un objet de fascination paradoxale. Y monter devient une expérience spirituelle, comme le verra l’écrivain italien Dino Buzzati dans une très belle nouvelle. Et là, Bloy connaît une autre grande, catastrophique et luciférienne intuition : l’extase industrielle peut remplacer l’extase religieuse.

J’ai tenu à faire l’ascension de ce tabernacle du vertige avant qu’il fût achevé, et, je l’avoue, ma stupeur a dépassé mon attente. J’ignorais jusqu’alors et j’aurais eu quelque peine à croire que l’épanouissement, l’expansion totale de la force brute asservie et disciplinée par la mathématique la plus impeccable, pût atteindre l’âme au même endroit et avec la même énergie que l’Art lui-même.

Trotski le dira d’ailleurs, le cinéma doit remplacer les églises (heureusement pas complètement…). C’est la facilité et la vulgarité de cette extase industrielle et donc facile qui imprègne Léon Bloy.

La tranquillité de cette besogne d’escaladeur d’empyrée finit par angoisser le témoin, comme l’obsession d’un prestige de l’Esprit déchu.

Bloy ne va pas jusqu’au bout de son impression : ce serait de la science-fiction, et on sait qu’elle est bonne pour d’autres rêveurs de son temps, HG Welles, Jules Verne ou bien Herzl. Il termine plutôt sur une autre constatation ronchon :

Et puis, cette tour, on ne la sent pas fraternelle comme les autres monuments de Paris.

Elle ressemble à une étrangère d’Orient et on devine bien qu’elle n’aura jamais pitié de nos pauvres.

Le monde moderne ne connaîtra plus les vrais pauvres, de toute manière assistés et nourris par la machine de Cochin – la machine administrative et subversive, le monde moderne connaîtra ses cols bleus, ses chômeurs et ses classes moyennes industrielles. Fermez le ban et relisez Kojève qui dans un esprit très similaire à celui de Bloy, écrit notre futur de démocrates :

Les animaux de l’espèce Homo sapiens réagiraient par des réflexes conditionnés à des signaux sonores ou mimiques et leurs soi-disant « discours » seraient ainsi semblables au prétendu « langage » des abeilles. Ce qui disparaîtrait alors, ce n’est pas seulement la Philosophie ou la recherche de la Sagesse discursive, mais encore cette Sagesse elle-même.

Kojève aussi décrit très bien cette petite humanité de la Fin de l’Histoire, que voit Bloy de sa Tour, Fin de l’Histoire dont on devine alors chez les plus éclairés des chrétiens qu’elle a un générique interminable. On laisse le grand illuminé terminer :

J’attends les cosaques et le Saint-Esprit.

C’était en 1915. Il a eu les bolchéviques et le communisme.

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Comments (5)

  • Banro64 Répondre

    Lucius,
    Bien que votre commentaire ne soit pas encore affiché, je vous remercie de partager mon point de vue sur l’article de Bonnal.

    23 juillet 2013 à 23 h 52 min
    • quinctius cincinnatus Répondre

      surtout que son billet fait l’impasse sur l’auteur qui a le plus admiré Bloy … Borgès l’Argentin … ce qui est tout de même étonnant pour un hispanophone reconnu comme Bonnal !

      24 juillet 2013 à 9 h 39 min
  • Philippe Lemaire Répondre

    Bloy avait bien prophétisé ce mélange d’orgueil puéril et de matérialisme frénétiquement consommateur qui caractérise notre temps.

    23 juillet 2013 à 15 h 05 min
  • Banro64 Répondre

    J’ai beau relire cet article, je ne vois pas où veut en venir Nicolas Bonnal ?

    22 juillet 2013 à 22 h 00 min
    • quinctius cincinnatus Répondre

      comme souvent son esprit vole de digressions en digressions, saute d’un auteur l’autre; cela rend la lecture de ses billets… primesautière mais réellement fatigante

      appréciation : devrait se concentrer sur le dur du sujet !

      23 juillet 2013 à 21 h 57 min

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