Pouchkine et Eugène Onéguine, ou le génie littéraire face à la fin de l’histoire

Pouchkine et Eugène Onéguine, ou le génie littéraire face à la fin de l’histoire

Ayant secoué cette dernière superstition, nous nous considérons seuls comme des unités, et tenons le reste du monde pour des zéros.

 La notion de fin de l’histoire a été, on le sait, inspirée à Fukuyama par le plus grand commentateur de Hegel, le russe blanc Alexandre Kojève, que nous avons déjà étudié. C’est en 1806 que, selon Kojève, Hegel a cette intuition : Napoléon à Iéna incarne l’avènement du rationnel dans l’histoire et donc sa fin. Tout ce qui s’est passé depuis, explique Kojève, n’a fait qu’établir ce règne petit de l’universel ; je dis petit parce que cela n’est pas allé sans dépression pour Hegel ; et cette extension du domaine de l’égalité et de la médiocrité matérielle aura fait depuis son chemin entre les guerres mondiales, le développement de la démocratie parlementaire et les soi-disant chocs des civilisations.

Le romantisme a été contemporain de cette fin de l’histoire et surtout de la réflexion hégélienne en la matière. Chateaubriand en France et Byron en Angleterre ont très bien illustré ces thèmes ; et c’est Pouchkine qui, en Russie, a le mieux incarné ce spleen littéraire dans son célèbre roman poétique (un paradoxe postmoderne en soi) Eugène Onéguine. En relisant ce chef d’œuvre, je l’ai trouvé fourmillant de vérités et d’éclairs éclairants notre temps, quoique vieux de deux siècles. Car, et c’est là qu’est le paradoxe de notre époque : pour avancée et progressiste qu’elle se prétende, elle ne fait que manifester un temps immobile.

Pouchkine exprime d’abord dans les origines du héros l’importance de l’argent et le déclin des humanités traditionnelles venus du christianisme au profit de la science économique :

Ayant servi d’une façon exemplaire, le père d’Onéguine ne vivait que de dettes…. Le latin est passé de mode aujourd’hui. Il se moquait d’Homère, de Théocrite ; mais, en revanche, il prisait fort Adam Smith. Il était un profond économiste, c’est-à-dire qu’il savait raisonner sur les causes de la richesse d’un État, et dire comment cet État subsiste, et pourquoi il n’a nul besoin d’or quand il a des produits naturels… Son père ne put jamais le comprendre, et continua à engager ses biens.

Cent ans avant la société de consommation (mais cent après Voltaire !), Pouchkine voit déjà poindre la dépendance à la mode et à la floraison marchande issue de la mondialisation :

Tout ce que l’esprit mercantile de Londres nous apporte sur les flots de la Baltique en échange de nos bois et de nos suifs ; tout ce que le goût insatiable de Paris invente pour notre luxe, nos fantaisies, nos plaisirs.

Mais la société de consommation est une société d’insatisfaction, de déceptions toujours renouvelées. La pose emplie de spleen du dandy à la Byron en découle naturellement, comme plus tard les dépressions à répétition d’Emma Bovary. Pouchkine rend très bien, en trois phrases, cette saturation, ce mal de vivre…

La sensibilité s’émoussa bientôt en lui. Le bruit du monde le fatigua ; les beautés ne furent plus l’objet constant de ses pensées. Les trahisons même finirent par le trouver indifférent… Une certaine maladie, dont il serait vraiment bon de rechercher la cause, que les Anglais nomment spleen, et nous autres Russes khandra, s’empara de lui peu à peu.

Le nihilisme prend possession du personnage qui ne voit plus qu’une réalité mathématique et manipulatoire : le jeu d’échecs (penser à Omar Khayyâm, d’ailleurs Pouchkine cite le persan Saadi à la fin de son texte), la poupée, figure éternelle du contrôle mental (penser à la contemporaine marionnette de Kleist) et le jeu théâtral. Nous ne pouvons tout citer :

Ayant secoué cette dernière superstition, nous nous considérons seuls comme des unités, et tenons le reste du monde pour des zéros.

Tatiana n’aimait point le jeu de la poupée, ce jeu indice certain du penchant à commander. C’est avec sa poupée obéissante que l’enfant se prépare en riant aux lois et aux convenances du monde, en lui répétant avec gravité les leçons reçues de sa maman.

Tatiana incarne la femme instruite et romantique qui se trouve prise au piège de la rêverie littéraire que Flaubert immortalisera. Ici encore, le piège vient comme toujours de la consommation de produits littéraires anglo-saxons. Pour parler comme Marcuse, on pourrait dire que la culture anglo-saxonne est – était – par essence une culture de la désublimation :

S’imaginant être l’héroïne de ses histoires favorites, Clarisse, Julie ou Delphine, Tatiana erre seule, le livre dangereux à la main, dans le silence des forêts. Elle y cherche, elle y trouve le feu secret qui la consume et ses propres rêveries.

Enfant gâté et surdoué de la langue russe (et même française ; s’il avait insisté…), Pouchkine en vient à se moquer de la littérature. Et là, on dépasse la fin de l’histoire et l’on se rapproche à grands pas de la fin de la littérature, de ce qu’on appellera plus tard l’avant-garde ! Il se moque donc d’Homère, puis de Virgile et des fameux premiers vers de l’Enéide :

Et à ce propos, je dois faire observer que je parle aussi souvent dans mes strophes de festins, de plats et de mangeaille, que toi, divin Homère, toi, l’idole de trente siècles.

Je chante un mien ami, et quantité de ses extravagances.

Ô toi, Muse de l’épopée, bénis mon long travail, et, me mettant un solide bâton à la main, empêche-moi de marcher de travers.

Pouchkine prétend en avoir assez de la littérature et il pense même que le rôle de la poésie est terminé. Il a d’ailleurs raison ; nous sommes placés pour le savoir en France avec Lamartine ou Hugo. Tolstoï verra qu’à la fin du siècle, il n’y plus ni vrai art, ni poésie nationale (et Cochin aussi) : le monde va devenir bien gris et prosaïque.

Assez. Ce fardeau est tombé de mes épaules. J’ai rendu honneur à la Muse classique. L’invocation est venue un peu tard, mais elle est venue.

Les années me font pencher vers la mâle prose ; les années chassent la rime folâtre. Et moi-même, j’en dois faire l’aveu, je la courtise plus paresseusement.

Pouchkine se plaint ensuite de la nature et de la fin de la jouissance qu’elle lui inspire. La campagne l’ennuie, ce qui motive une aigre vision de l’homme moderne qui a trop vite goûté à tous les plaisirs :

… et l’homme contemporain est assez exactement représenté, avec son âme immorale, égoïste et sèche, mais adonnée sans mesure à la rêverie, avec son esprit aigu et sceptique, qui bouillonne d’une vide et vaine activité. Ne serait-ce qu’une imitation, qu’un fantôme plein de néant ?… Ne serait-ce, après tout, qu’une parodie ?

Heureusement, il reste les grands travaux et les investissements productifs, comme on dit : comme Andersen ou le Français Vigny, Pouchkine évoque alors avec humour la grande vague des infrastructures qui va commencer à défigurer le monde et occuper les bras et les esprits !

Quand nous aurons élargi chez nous les frontières de la bienfaisante civilisation, avec le temps (d’après le calcul des tablettes philosophiques dans cinq siècles) nos chemins se changeront complètement. De tous côtés, des grandes routes, en coupant la Russie, la réuniront ; des ponts en fer feront, avec leurs arches, de larges enjambées par-dessus les rivières ; nous trancherons les montagnes, nous creuserons sous les eaux des voûtes hardies, et nous construirons à chaque relais une belle auberge.

Pouchkine avait-il prévu que nous passerions notre temps à déplacer la fin de l’histoire, souvent pour rien ? Après la fin de l’histoire, la fin de l’espace ! Il reste que le ton humoristique, décalé et dé-sublimé de son texte génial sert à merveille ses intentions critiques et aident le lecteur à dépasser nûment toute crise morale.

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