De Wagner à Hitler : les prédictions du comte Tolstoï

De Wagner à Hitler : les prédictions du comte Tolstoï

Ce n’est pas de l’art, c’est de l’hypnose.

J’ai déjà parlé à mes lecteurs de l’excellence du livre de Tolstoï sur l’art, téléchargeable en ligne comme tous les bons livres, et gratuitement. Dans ce livre le comte Tolstoï tord le cou à l’art moderne, mais il le fait avant l’époque facile de piss christ ou de pussy riot, il le fait à la lecture de Maeterlinck et à l’audition de Wagner, ce qui est plus courageux, plus difficile et surtout plus lucide.

Le chapitre 12 porte justement sur Wagner, à qui l’auteur de Guerre et paix tord littéralement le cou. Il va le faire d’abord en utilisant un registre comique et sarcastique, en décrivant une pompeuse représentation de Siegfried. On comprend là le conditionnement social de l’art dit de l’élite :

Quand je suis arrivé, l’énorme salle était déjà remplie depuis le haut jusqu’en bas. Il y avait là des Grands- Ducs, et toute la fleur de l’aristocratie, du commerce, de la science, de l’administration et de la bourgeoisie moyenne. La plupart des auditeurs tenaient en main le livret, s’efforçant d’en pénétrer le sens.

Vient la description, assez tordante à vrai dire, du spectacle wagnérien. Le comte Tolstoï décrit littéralement ce qu’il voit, et le mythe ainsi décrit ne vole pas très haut. Il parle de Mime comme l’enfant du comte d’Andersen parle du roi nu :

L’acteur portait un maillot de tricot, un manteau de peau, une perruque et une fausse barbe, et, avec des mains blanches et fines, qui révélaient le comédien, il forgeait une épée invraisemblable, à l’aide d’un marteau impossible, d’une façon dont jamais personne n’a manié un marteau ; et en même temps, ouvrant la bouche d’une façon non moins étrange, il chantait quelque chose d’incompréhensible.

Suit la description très drôle du gnome ; on croirait les Hobbits de Tolkien et Peter Jackson. J’avais d’ailleurs écrit dans mon livre sur Tolkien que ce dernier avait écrit une tétralogie pour enfants ! Et si Wagner était plus enfantin encore ?

Tolstoï précise ensuite avec raison qu’on ne comprend jamais un opéra dont on ne dispose du livret :

Le livret m’apprit que cet acteur avait à représenter un puissant gnome, qui vivait dans une cave et forgeait une épée pour Siegfried, l’enfant qu’il avait élevé. Et en effet j’avais deviné qu’il représentait un gnome, car il ne manquait jamais, en marchant, de plier les genoux pour se rapetisser. Le gnome, donc, ouvrant toujours la bouche de la même façon bizarre, continua longtemps à chanter ou à crier. La musique, cependant, suivait un cours singulier : on avait l’impression de commencements qui ne continuaient ni ne finissaient.

Ensuite intervient Siegfried, ce vrai enfant moderne qui en veut tout le temps à ses parents adoptifs !

Le sens de cette conversation ne peut être deviné que par la lecture du livret : on y apprend que Siegfried a été élevé par le gnome, ce qui fait qu’il le déteste, et cherche toujours à le tuer. Le gnome a forgé une épée pour Siegfried, mais celui-ci n’en est pas content…

Elevé par le gnome, ce qui fait qu’il le déteste ! Sacré Tolstoï ! Il a saisi la famille moderne et postchrétienne ! Le reste concerne l’apprentissage de la peur et a été selon moi recyclé par Goscinny dans le très drôle épisode sur Astérix et les Normands ! le tout se termine par des onomatopées tordantes.

Mime dit qu’il veut enseigner à Siegfried la peur, et Siegfried répond qu’il ignore la peur. Enfin, les treize pages achevées, Siegfried saisit un des morceaux de ce qui est censé représenter l’épée brisée, le place sur ce qui est censé représenter l’enclume, et le forge, et chante : « Héaho, héaho, hoho ! Hoho, hoho, hoho, hoho ! Hohéo, haho, hahéo, hoho ! » Et c’est la fin du premier acte.

Bien sûr Tolstoï déteste l’art wagnérien et on peut ne pas le suivre sur ce terrain (mais sincèrement, qui est capable d’écouter in extenso et d’une traite un opéra de Wagner ?). Il reconnaît que certains morceaux sont excellents et c’est d’ailleurs comme cela que depuis toujours Wagner est vendu au grand public : on laisse l’élite snob fortunée se farcir l’opéra – d’ailleurs toujours finalement aux frais du contribuable (il paie 80% du prix du billet !). Mais ce qui frappe le plus l’auteur d’Anna Karénine, c’est le fanatisme du public présent :

D’un auteur capable de composer des scènes comme celles-là, blessant tous les sentiments esthétiques, il n’y avait rien à espérer ; on pouvait être certain, sans en entendre davantage, que tout ce que cet auteur écrivait serait de mauvais art, puisque évidemment il ne savait pas ce que c’était qu’une œuvre d’art véritable.

Mais autour de moi c’était une admiration, une extase générale ; et pour découvrir les causes de cette extase, je résolus d’entendre encore le deuxième acte.

Tolstoï reste donc pour comprendre, comme on pourrait essayer de comprendre pourquoi on va en discothèque le samedi, au match de foot le dimanche ou au centre commercial le reste du temps. L’être humain moderne est infini dans sa sottise, Flaubert et Céline l’avaient compris aussi.

Commence la description du deuxième acte, elle aussi très drôle, avec un dragon endormi :

Le dragon commence par dire qu’il veut dormir ; mais il se décide ensuite à se montrer sur le seuil de la cave. Ce dragon est représenté par deux hommes. Il est vêtu d’une peau verte, écailleuse ; d’un côté il agite une grande queue de serpent, de l’autre il ouvre une gueule de crocodile, où l’on voit apparaître des flammes. Et ce dragon, — que sans doute on a voulu rendre terrible, et qui pourrait en effet effrayer des enfants de cinq ans, — a, pour parler, une voix d’une profondeur terrible. Tout cela est si stupide, si pareil à ce que l’on montre dans les baraques de la foire qu’on se demande comment des personnes âgées de plus de cinq ans peuvent y assister sérieusement ; et cependant des milliers de personnes soi-disant cultivées y assistent, et voient et écoutent tout cela avec une attention pieuse, et sont ravies de plaisir.

Si la farce wagnérienne marche, c’est qu’elle relève de l’hypnose. Ici d’ailleurs Tolstoï rejoint Nietzsche qui n’a pas tant écrit pour rien contre Wagner ; et là, le génie russe parle avec la solidité, la précision de ton et les visions qui sont les siennes :

Et ce sont ces éléments, l’appareil poétique, la beauté, l’effet, et l’intérêt, qui, grâce aux particularités du talent de Wagner et à celles de sa situation, se trouvent dans ses œuvres portés au plus haut degré de perfection ; de telle sorte qu’ils hypnotisent le spectateur, comme vous seriez hypnotisés si vous écoutiez, plusieurs heures durant, les divagations d’un fou déclamées avec un grand pouvoir de rhétorique.

Le fou qui divague pendant quatre heures de discours, cela ne nous rappelle rien ?

Tolstoï annonce Hitler et Hitler dira d’ailleurs tout ce qu’il doit au conditionnement esthétique puisé dans l’art et même dans la religion afin de fanatiser les masses de militants. C’est la programmation mentale par la civilisation de l’audio-visuel, ou de l’idiot visuel, telle que décrite par Speer dans les conclusions de ses mémoires !

Tolstoï constate avec inquiétude, cent ans avant les concerts de rock (Hitler fut la première rock star, a dit Bowie), combien il est facile de tomber sous le charme du mage noir :

Replongez-vous quatre jours de suite dans l’obscurité, en compagnie de personnes d’un état d’esprit anormal, et, par l’entremise de vos nerfs auditifs, soumettez votre cerveau à l’action puissante des sons les mieux faits pour l’exciter : vous ne pourrez manquer de vous trouver dans des conditions anormales, au point que les pires absurdités vous feront plaisir.

Les pires absurdités, comme d’envahir la Russie ? On comprend qu’avec un tel manque de culture artistique démontré par un écrivain si réputé, les Allemands aient eu envie de l’envahir, la Russie ! Et l’on comprend surtout l’importance stratégique de Wagner : le tournant et le conditionnement de l’homme moderne par les moyens esthétiques et techniques. On fête ses deux cents ans, à Wagner. Il serait temps de comprendre que l’art a plus eu à voir avec la programmation mentale qu’avec le redressement mental et moral de l’humanité : voyez Plutarque et l’usage que les Parthes faisaient du tambour sur un champ de bataille.

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Comments (6)

  • BORGAL Répondre

    “C’EST ENCORE MOI ! ”
    @ ZAZIE :

    Simplement pour vous dire que je me sens en parfait accord avec vous. Et d’ailleurs moi aussi Berlioz est depuis toujours mon compositeur français préféré… avec également Debussy, Saint-Saens, Franck, et …. Bizet ! Comme quoi le wagnérisme mène à tout…. même si on ne s’en sort pas ! !

    15 janvier 2013 à 15 h 07 min
  • BORGAL Répondre

    “Le chapitre 12 porte justement sur Wagner, à qui l’auteur de Guerre et paix tord littéralement le cou. Il va le faire d’abord en utilisant un registre comique et sarcastique, en décrivant une pompeuse représentation de Siegfried” (…)

    – Heureusement que Tolstoï, parfait degré zéro de l’humour, n’a jamais été POMPEUX dans ses oeuvres !!!
    ….. et le reste de votre article est à l’avenant, Monsieur BONNAL, qui versez dans le plus poussiéreux, le plus superficiel, et le plus dépassé des anti-wagnérismes primaires. Vos clichés sont consternants et vous n’avez pas la moindre idée ni de l’homme ni de son oeuvre – si ce n’est celle diffusée par la vulgate bien-pensante chère aux éternels bobos gaucho-parisiens …..

    15 janvier 2013 à 14 h 57 min
  • quinctius cincinnatus Répondre

    Stefan Zweig avait lui aussi écrit un beau texte , à la fois tendre et moqueur ( une nouvelle ) sur le public ” mélomane ” … il est bien évident que :

    – les mises en scènes dénaturent le plus souvent les
    oeuvres ( quand ce n’est pas le chef lui-même )

    – les opéras sont toujours trop longs ( comme les films français et les romans du Comte Tolstoï )

    – que Hitler qui était un lecteur-dévoreur n’avait pas spécialement un goût artistique des plus sûrs ( pas plus que ….Messieurs Pompidou ou Fabius )

    mais que certains passages des opéras de Wagner sont particulièrement poétiques comme l’est Harold en Italie …de Berlioz

    en ce moment j’étudie un cycle des chants de ce dernier compositeur et je peux affirmer que les textes ( qu’ils soient de Berlioz lui-même ou d’un autre mauvais poète qu’il affectionnait ) en sont particulièrement débiles

    quant ” au tambour ” de guerre des Parthes tous les peuples ont utilisés ces instruments guerriers : tambours , trompettes , fifres etc … et quand les ” fans ” pleins de bières se ruent pour écouter leur idole à un quelconque Zénith ils sont tout aussi stupides que les bourgeois satisfaits de l’opéra … mais en plus bruyant !

    enfin dernière remarque : on ne peut pas dire que l’oeuvre de Wagner soit à proprement dire moderne ( et encore moins post-moderne )

    15 janvier 2013 à 14 h 38 min
    • zazie Répondre

      Ne me dites pas que vous étudiez “les nuits d’été”” et que vous trouvez cela débile……La parfaite harmonie des phonèmes de Gautier et des sons de Berlioz……On ne peut qu’aimer, non?

      16 janvier 2013 à 8 h 30 min
  • zazie Répondre

    C’est encore moi! Le seul avantage que je trouve dans les critiques de Tolstoï, c’est qu’il me conforte dans ma préférence pour les versions “concert” de la plupart des opéras ; il est en effet difficile de trouver une mise en scène qui ne soit ni ridicule ni “politiquement dépoussiérée”!

    15 janvier 2013 à 9 h 21 min
  • zazie Répondre

    Et voilà! Je sais pourquoi le Comte Tolstoï m’a toujours tapé sur les nerfs…..Je ne suis qu’une modeste roturière, et cependant je suis tout à fait capable d’écouter (je dis bien “écouter”, pas seulement “entendre”) un opéra de Wagner, et même toute la Tétralogie…
    Questions : ai-je raison de penser que ce cher comte aimait surtout le belcanto?
    Savez-vous ce qu’il a dit de Berlioz, mon compositeur français préféré?

    15 janvier 2013 à 9 h 16 min

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