Dostoïevski, l’humour et la maison des morts

Dostoïevski, l’humour et la maison des morts

Certaines personnes affirmaient qu’il était fou, mais on trouvait que ce n’était pas un défaut si grave…

 Dostoïevski est certainement le littérateur de la deuxième moitié du XIXème siècle qui a le plus compté. Il a annoncé la révolution russe et le nihilisme moderne à sa manière incomparable, il a inspiré Nietzsche (« c’est le seul qui m’ait appris quelque chose en psychologie »…) et inspiré des livres et des théories aux prix Nobel Camus, Thomas Mann ou André Gide. Il  aussi inventé – toujours à sa manière – le roman policier moderne avec crime et châtiment, et même le feuilleton ou la saga familiale ! Il ne faut pas oublier que s’il a inspiré les grands auteurs, il a aussi été très populaire. Crime et châtiment se lit d’ailleurs comme un… roman.

Alors que je relis toute le temps son œuvre prodigieuse – il est comme l’Evangile, on le sent infini –, je suis toutefois frappé par les éclats de rire. L’humour de Dostoïevski, sa manière piquante et marrante d’affronter la réalité ou de narrer est quelque chose d’en effet très frappant, et sur lequel on n’a pas assez insisté.

Je vais prendre appui sur ses Souvenirs de la maison des morts qui n’annoncent pas, mais alors pas du tout Soljenitsyne. Dostoïevski a pris le parti de considérer la prison comme un lieu, dirait Nietzsche, d’où l’on ressort plus fort. La bizarrerie des situations (rappelons que la peine de mort n’existe pas en Russie tsariste, donc tous les monstres arrivent dans ce bagne), leur alacrité, leur sincérité produisant fréquemment cette sensation de drôlerie qui m’intéresse ici.

Je commence par sa présentation de la Sibérie, qui semble ici une côte d’Azur ignorée…

Ils  reviennent chez eux en dénigrant la Sibérie et en s’en moquant. Ils ont tort, car c’est un pays de béatitude, non seulement en ce qui concerne le service public, mais encore à bien d’autres points de vue. Le climat est excellent ; les marchands sont riches et hospitaliers ; les Européens aisés y sont nombreux.

Quant aux jeunes filles, elles ressemblent à des roses fleuries ; leur moralité est irréprochable. Le gibier court dans les rues et vient se jeter contre le chasseur. On y boit du champagne en quantité prodigieuse ; le caviar est étonnant ; la récolte rend quelquefois quinze pour un. En un mot, c’est une terre bénie dont il faut seulement savoir profiter, et l’on en profite fort bien !

Ici l’humour naît d’un paradoxe complet : la Sibérie conçue comme un endroit de villégiature digne d’une prose de brochure publicitaire. On sent poindre l’ironie aussi…

Mais l’humour vient aussi des personnages. Le narrateur décrit avec une grande tendresse un forçat juif, à la fois bijoutier et modeste banquier du bagne !

Chaque fois qu’en fouillant le tas de mes vieux souvenirs, je me souviens du bain de la prison (qui vaut la peine qu’on ne l’oublie pas), la première figure qui se présente à ma mémoire est celle du très-glorieux et inoubliable Isaïe Fomitch, mon camarade de bagne. Seigneur ! Quel drôle d’homme c’était ! J’ai déjà dit quelques mots de sa figure : cinquante ans, vaniteux, ridé, avec d’affreux stigmates sur les joues et au front, maigre, faible, un corps de poulet, tout blanc.

Cet homme est drôle parce qu’il semble être heureux dans la prison pour laquelle il a été si j’ose dire, comme ses bijoux, taillé sur mesure.

Son visage exprimait une suffisance perpétuelle et inébranlable, j’ajouterai presque : la félicité. Je crois qu’il ne regrettait nullement d’avoir été envoyé aux travaux forcés.

Cette idée du juif heureux de vivre et amusant qui annonce Woody Allen (qui rend hommage à ses origines russes et à Tolstoï dans son très beau film franco-hongrois Guerre et Mort), on la retrouve dans les Possédés avec le personnage du musicien Liamchine.

Isaïe Fomitch était évidemment un sujet de distraction et de continuelle réjouissance pour tout le monde : « Nous n’avons qu’un seul Isaïe Fomitch, n’y touchez pas ! » disaient les forçats ; et bien qu’il comprit lui-même ce qu’il en était, il s’enorgueillissait de son importance ; cela divertissait beaucoup les détenus.

Dostoïevski remarque que Fomitch est le « banquier » ici car c’est le seul qui – comme le biblique Joseph – a des capacités d’organisation dans le chaos ambiant du bagne ! Et cela ne l’empêche pas bien sûr d’être très religieux. On note qu’il respecte notre narrateur, qui est à la fois noble et cultivé :

Isaïe Fomitch aimait fort ces questions venant de moi. Il m’expliqua immédiatement que les pleurs et les sanglots sont provoqués par la perte de Jérusalem, et que la loi ordonne de gémir en se frappant là poitrine.

L’auteur va rencontrer un adorateur, un certain Petrov, qui a pourtant égorgé son officier dans une caserne. Cet individu énigmatique a un faible pour lui, va le servir et le protéger pendant la redoutable séance des bains :

Je ne sais trop pourquoi, il me semblait que cet homme ne vivait pas dans la même prison que moi, mais dans une autre maison, en ville, fort loin ; on eût dit qu’il visitait le bagne par hasard, pour apprendre des nouvelles, s’enquérir de moi, en un mot, pour voir comment nous vivions.

Avec son instruction, le narrateur va servir d’encyclopédie vivante au jeune prisonnier extra-terrestre, qui veut en savoir plus sur le nouveau président français (on est en 1848) :

—     Je voulais vous demander quelque chose sur Napoléon. Je voulais vous demander s’il n’est pas parent de celui qui est venu chez nous en l’année douze…

Je lui expliquai de mon mieux ce que c’était que l’Amérique et les antipodes. Il m’écouta aussi attentivement que si la question des antipodes l’eût fait seule accourir vers moi.

Lorsque Petrov vole la bible du narrateur (juste pour boire) et qu’il essuie des reproches prudents, voici ce qu’il conclut :

Il avait sans doute décidé une fois pour toutes qu’on ne pouvait me parler comme à tout le monde, et qu’en dehors des livres je ne comprenais rien.

Car, vu sa maladresse physique, le narrateur est souvent moqué par ses forts camarades ! Autre sujet de réjouissance, la femme. Ici l’humour vient de ce que les fantasmes sexuels abondent moins que les fantasmes de… coups. Un détenu raconte pourquoi il bat toujours sa femme. Un autre le conseille :

Le croiras-tu ? Pendant tout un mois, je n’osais pas sortir de la maison, tant j’avais peur qu’il n’arrivât chez nous et que son amant ne fît un scandale à ma femme. Aussi, ce que je la battis pour cela !…

—     À quoi bon la battre ? On peut lier les mains d’une femme, mais pas sa langue. Il ne faut pas non plus trop les rosser. Bats-la d’abord, puis fais-lui une morale, et caresse-la ensuite. Une femme est faite pour ça.

A transmettre à Angélina Jolie…

L’humour concerne aussi les animaux, car les mascottes prennent une importance extraordinaire dans le bagne, surtout quand on va les tuer pour leur peau ! La fin d’un pauvre chien est ainsi décrite dans ces propos tragi-comiques :

Je crois que la pauvre bête comprenait le sort qui lui était réservé. Elle nous regardait d’un air inquiet et scrutateur les uns après les autres ; de temps à autre seulement, elle osait remuer sa queue touffue qui lui pendait entre les jambes, comme pour nous attendrir par la confiance qu’elle nous montrait.

Les détenus ont aussi comme mascotte un bouc, leur Baphomet, qu’il leur faudra pourtant tuer et manger sur ordre du redouté major, le commandant du bagne.

Ce gracieux animal était d’humeur folâtre, il sautait sur les tables, luttait avec les forçats, accourait quand on l’appelait, toujours gai et amusant… Quand il atteignit l’âge de puberté, on lui fit subir, après une conférence générale et fort sérieuse, une opération que nos vétérinaires de la maison de force exécutaient à la perfection, « Au moins il ne sentira pas le bouc », dirent les détenus.

Je laisse à mes lecteurs le soin de lire la fin du pauvre bouc !

Dostoïevski, qui oublie ici ses dialogues innombrables, ne tombe jamais ni dans la sensiblerie, ni dans la morale. Il n’est pas en prison pour refaire le monde ou dénoncer la société. Il est un pur behavioriste, un descripteur. Pour lui finalement chaque forçat est une énigme fascinante que la vie en prison aura permis de découvrir – pas forcément de révéler, l’auteur ne court pas après cela non plus.

J’ai parlé de la description des bains conçu peut-être (c’est la théorie de Tourgueniev en tout cas) comme une parodie de l’Enfer de Dante… bien qu’on en ressorte tous très propres.

Il y a ensuite les descriptions de la fête. Alors que le soir de Noël est mal fêté (on boit trop, on se dispute, on retombe dans la tristesse), le théâtre populaire des forçats est une grande réussite. C’est presque dans les Voyages de Sullivan (le classique de Preston Sturges) ou les Blues Brothers !

On avait permis à ces pauvres gens de vivre quelques instants comme ils l’entendaient, de s’amuser humainement, d’échapper pour une heure à leur condition de forçats — et l’homme change moralement.

Il termine sur la description remarquable d’un petit orchestre de musique de chambre – ou de cellule, avec des pros de la balalaïka. Et là, il faut terminer sur une autre note typique de l’humour de Dostoïevski !

Un des guitaristes possédait à fond son instrument. C’était le gentilhomme qui avait tué son père.

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Comments (1)

  • quinctius cincinnatus Répondre

    comme à l’habitude, je ne sais dans quel créneau caser ce qui suit … j’ai donc choisi, de façon pas si arbitraire que ça en à l’air, la rubrique littéraire … qui j’espère est lue attentivement par @ Jaurès et @ AZ …

    il ne s’agit ni plus ni moins que d’un conseil de lecture

    ” l’art d’avoir toujours raison ” d’Arthur Schopenhauer
    petit livre dans lequel le philosophe allemand évalue et détaille un certains nombre de ” stratagèmes ” de l’extension à l’argument ” ad hominem “en passant par ” généraliser ce qui porte sur des cas précis “, ” faux arguments ” et par ” fâcher l’adversaire ”
    un livre précieux pour tous … en particulier, comme je l’ai signalé au départ , pour nos deux laudateurs de Wikipédia !

    22 avril 2013 à 13 h 28 min

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