Et les clameurs se sont tues !…

Et les clameurs se sont tues !…

« Le souvenir du bonheur n’est plus du bonheur ; le souvenir de la douleur est de la douleur encore » (George Gordon, Lord Byron)

Il était environ onze heures en ce mois de juillet 1962. Le ciel était pur, avec de légers flocons de nuages, très espacés. Une lumière douce et éclatante baignait les immeubles du Front de Mer, à Oran. Le « Kairouan » s’était rempli en un temps record… Il y avait du monde partout, dans les cales, sur le pont, dans les entreponts et si, sur les quais, c’était la panique, à bord, les malheureux « vacanciers » (comme les avaient surnommé Robert BOULIN et Gaston DEFFERRE) ne demandaient plus rien. Ils s’affalaient, prostrés, et regardaient les contours de leur terre. Ils voulaient s’imprégner une dernière fois de cette vision qui avait été le cadre de leur enfance, se souvenir de chaque mot, de chaque geste, pour être enfin dignes de s’envelopper du linceul immuable des choses définitives. Ils entraient en exil par de honteuses poternes, traînant derrière eux, comme un fardeau et un tourment, le manteau d’apparat de leurs souvenirs rebrodés de mirages.

L’Algérie, tant servie, tant chantée, tant aimée, c’était le passé de bonheur, d’héroïsme et d’espérance, et ce n’était plus en cet instant tragique, que le désespoir de milliers de cœurs calcinés au fond de milliers de poitrines humaines…

Il n’est pas de douleur plus grande que de se souvenir des jours de bonheur dans la misère !…

En l’instant, tout à leur chagrin, ils ne savaient pas encore qu’une fois arrivés en France, épuisés et malheureux, ils y seraient accueillis comme des étrangers, qu’on les jugerait, qu’on les montrerait du doigt, qu’on les traiterait de parias, de pestiférés, qu’on dirait que « leur misère est un juste châtiment » et qu’on rirait de leur désespoir.

Quel douloureux instant que celui où l’on quitte sa maison, son site aimé, ses amis, sa famille, tout ce qui tient au cœur, avec la conviction, plein l’âme, que plus jamais on ne les reverra. Et l’on pense aussi, sans le dire, à toutes les profanations de tous ces êtres chers qui seront faites après le départ…

« Notre église, ce petit bijou, a été décapitée. Notre cimetière a été saccagé… Tous les cercueils ont été ouverts… J’aurais préféré être aveugle ! » C’est un prêtre français qui parle…

Aujourd’hui, il ne reste plus comme vestiges qu’un grand rêve, des souvenirs douloureux, des milliers de morts et de disparus, des milliers de déracinés dépossédés, humiliés, violés, des ruines, une odeur de sang caillé, un reniement immense, et, sous le soleil de « là-bas », une déréliction de plaines rases rendues à l’abandon et le vent de la mer dans sa morne complainte sur les vignobles et les vergers en friches…

Cinquante cinq ans « après », les rangs se sont « éclaircis » mais des milliers d’âmes déracinées ne font, encore, que survivre loin des paysages dorés qui ont émerveillé leur enfance. De cette terre douce et triste, tombeau de leurs aïeux et nid de leurs amours, un immense vide les sépare, fait de sable, de regrets, de mirages, de promesses et de serments révolus, où s’irréalisent les oasis perdues de leurs souvenirs.

Algérie qui leur a donné la vie et qui a pris leur cœur, rongée par le désordre, la pauvreté, la prévarication et l’immoralité d’apparatchiks, que triste est ton sort aujourd’hui !…

De-ci de-là, les mousses recouvrant les murs joignent leur lèpre rouille à l’ombre des palmiers aux branches mutilées. Les grands arbres sous la lune, frissonnent de nostalgie et renouvellent chaque nuit leurs appels éplorés dans l’espoir que l’amour voudra bien y renaître. Et dans leurs branches désolées, les lettres qu’on déchiffre avouent aux voyageurs que d’autres en ces lieux ont connu des bonheurs dont les traces ne sont point effacées…
Le temps a pu faire son office, jouer au sacrificateur, il n’a pas eu le front de dévorer ces noms des heures familières. Pourtant à notre départ nous n’avons rien inscrit. Nous n’avons pas voulu que s’y fixent nos cœurs. Mais nous n’avons pas trahi nos secrètes tendresses afin que reste bien à nous cette gerbe de fleurs qu’on respire à genoux parmi les souvenirs de toutes nos ivresses.

Des souvenirs… Voilà ce qui reste désormais : des souvenirs merveilleux et cruels qui subsistent à jamais dans les mémoires… Avec le temps, les vagues murmureront longtemps autour de ces souvenirs là… Dans les tempêtes, elles bondiront comme pour venir lécher leurs pieds, ou les matins de printemps, quand les voiles blanches se déploieront et que l’hirondelle arrivera d’au-delà des mers, longues et douces, elles leur apporteront la volupté mélancolique des horizons et la caresse des larges brises. Et les jours ainsi s’écoulant, pendant que les flots de la grève natale iront se balançant toujours entre leur berceau et leur tombeau, le cœur de ces exilés devenu froid, lentement, s’éparpillera dans le néant, au rythme sans fin de cette musique éternelle.

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Comments (4)

  • Gérard Pierre Répondre

    Tant d’amis Pieds Noirs m’ont raconté, durant des heures, comment c’était ‘’en vrai‘’ là-bas, qu’avec le temps je suis devenu nostalgique d’un pays dont mes pas n’ont jamais foulé le sol !

    Les accords d’Évian ont été signés dans le mois qui a suivi mon dix-huitième anniversaire. Je me souviens encore de la joie que je pouvais lire sur le visage de ma mère disant « Mon fils n’ira pas en Algérie ! ».

    Si je pouvais, à la limite, comprendre sa joie, je ne la partageais pas pour autant. J’étais en année de préparation militaire, notamment parachutiste, et je ne rêvais que d’une chose : que nos trois départements d’Algérie ne soient pas bradés comme le furent en 1871, puis de nouveau en 1940, nos trois départements de l’Est. Aussi étais-je alors bien décidé à faire ma part pour que le drapeau français flotte toujours sur notre Afrique du Nord.

    L’abandon cynique de nos terres ensoleillées par le ‘’rappelé‘’ de mai 1958 aux assassins vaincus du FLN ne me laissa pas le temps d’aller me battre là-bas comme le firent tant de mes aînés grâce auxquels la victoire sur le terrain fut rendue possible, …… et de façon insultante : inutile !

    Il est facile de légaliser un abandon en recourant au suffrage, … des Français métropolitains seulement, … auxquels on demandait en substance : « Voulez-vous que vos fils continuent à aller se faire tuer là-bas pour rien ? » …… La réponse était forcément comprise dans la question !

    Chirac a bien compris lui-même la ‘’leçon algérienne‘’ lorsqu’il a supprimé le service militaire, obligatoire depuis la loi Jourdan ! … Il fit même l’économie d’une consultation électorale en faisant donner sur les antennes de télévision des « témoignages » de jeunes gens, tous unanimement négatifs ! …… et aucune association de réservistes ne fut bien sûre ‘’invitée‘’ à débattre de la question !

    À croire que, depuis 1940, le virus de l’abandon a été largement inoculé à notre population ! …… virus qui, aujourd’hui, s’accommode de l’envahissement de hordes aux intentions hostiles ouvertement proclamées !

    Jusqu’où irons-nous trop loin ?

    28 juin 2017 à 17 h 54 min
  • BRENUS Répondre

    Mr Castono, pourrait, pour paraphraser l’élu FI auteur de “merci patron” clamer : MERCI MACRON. Lequel a traité à alger les votres comme des merdes. N’étant pas pied noir, je n’ai pas la nostalgie de ce territoire algérien que je n’ai connu que comme troufion du contingent, dans les montagnes de Kabylie , mais je pense qu’il vous faut oublier la nostalgie, sans pour autant les avanies. Celles de Macron devrait vous plaire, en peu dans la même eau que celles de cette pute borgne de Defferre qui, je l’espère, grille en enfer.

    26 juin 2017 à 16 h 26 min
  • TRICOT Répondre

    Bonjour
    Merci pour ce superbe texte, émouvant pour ceux qui comme ma famille et moi, y étaient. Bravo et encore merci.
    Ce texte vient-il d’un livre que vous avez publié ?

    26 juin 2017 à 10 h 40 min
  • balaninu20 Répondre

    Merci ! pour EUX ! pour ceux qu’ils ont laissé, et ce qu’ils ont laissé ! Bel hommage … maintenant beaucoup ont fermé leurs yeux et seuls restent les enfants qui eux aussi ne vont pas tardé à les fermer, vu leur âge. Merci !

    26 juin 2017 à 10 h 24 min

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