Eyes wide shut : Kubrick, le génie juif et la bouche d’Isaïe

Eyes wide shut : Kubrick, le génie juif et la bouche d’Isaïe

Il me semble que le mystère est considéré comme insoluble, par la raison même qui devrait le faire regarder comme facile à résoudre, je veux parler du caractère excessif sous lequel il apparaît.

Edgar Poe

 Le caractère inexpliqué de la mort de Kubrick avait, il y a treize ans déjà, suscité bien des hypothèses conspiratrices (Kubrick est mort 666 jours avant 2001 !) ; et son dernier film était resté auréolé de son mystère, certains prétendant qu’il était demeuré inachevé, ou qu’il avait été modifié (au moins pour la censure, après…), d’autres encore se gaussant de l’opus, d’autres au contraire criant au chef d’œuvre, mais pour des raisons ignorées, le cinéma du génial maître viennois-américain demeurant à jamais le créateur de ces œuvres ouvertes chères à Eco, aux interprétations toujours renouvelées et contestées. Je viens aujourd’hui proposer mon obole.

Deux pistes me guident : celle de Gérard Brach, scénariste d’Annaud (sur qui j’écrivais alors) et de Polanski, devenu presque un ami alors, et qui m’évoqua un conte : on serait alors dans une dimension cyclique et initiatique ; et celle d’un ami juif qui me parla de la récitation d’un kaddish sur sa tombe. Cela indiquait que l’on était dans le cadre d’un film testamentaire, religieux presque, que l’omniprésence de la mort et des masques, de Noël et de l’initiation venait confirmer. Je me suis ensuite rappelé de la phrase de Poe, et qui toujours revient à souligner la simplicité, c’est-à-dire la complexité. Que voulait dire ce film, à commencer par son titre ? Pourquoi cette allusion à la cécité volontaire ?

Le film parle d’une errance circulaire (le conte, merci Gérard) décevante (au sens latin et anglais de trompeur) par un individu soumis aux tentations répétées (et cycliques) de toutes sortes et à la jalousie sexuelle. Il parle aussi de médiocrité, de lâcheté devant un crime et de l’obsession de la messe pourpre au royaume des puissants.

 Les yeux grand fermés, j’ai demandé à la Bible, et voici ce qu’elle m’a répondu par la bouche du prophète Isaïe (Ezéchiel et ses yeux pouvaient nous éclairer, mais…) :

Soyez étonnés et soyez stupéfaits ! Aveuglez-vous et soyez aveugles ! Ils sont enivrés, mais non de vin ; ils chancellent, mais non par la boisson forte. Car l’Éternel a répandu sur vous un esprit de profond sommeil ; il a bandé vos yeux…

Eyes wide shut parle de la cécité spirituelle, celle des gens du commun, même les bourgeois médecins, surtout les médecins bourgeois. Cette cécité les frappe face à leurs élites (celles qui nous enfoncent toujours plus, de la France à l’Amérique) et face à leur propre famille. Le personnage de Cruise n’est jamais à même de disputer, il est toujours à même de payer, et en liquide. Il correspond en rêve à la géniale expression de Soljenitsyne à son arrivée en Amérique : ils ne savent pas s’ils sont vivants. Isaïe continue avec la dureté propre à sa prose :

Et la vision de tout vous sera comme les paroles d’un livre scellé qu’on donne à quelqu’un qui sait lire, en disant : Lis ceci, je te prie ; et il dit : Je ne puis, car il est scellé ; et on donne le livre à celui qui ne sait pas lire, en disant : Lis ceci, je te prie ; et il dit : Je ne sais pas lire.

 La scène d’orgie initiatique, qui entretient aujourd’hui de passionnants débats sur les Illuminati (sur le web américain, parce que le français…), repose d’ailleurs sur un mot de passe ironique : Fidelio. Et ce, alors que tout le film repose sur l’adultère en fantaisie. Le personnage de Cruise y entre par curiosité avant de se voir jugé, comme s’il s’agissait de son jugement dernier, mais d’un jugement qui aurait lieu… en enfer. On lui demande deux fois le mot de passe : mais il n’y en a qu’un. C’est pourquoi je tiens à mon Edgar Poe. Et à mon Isaïe :

Et les yeux de ceux qui voient ne seront pas aveuglés, et les oreilles de ceux qui entendent écouteront, et le cœur de ceux qui vont étourdiment sera intelligent dans la connaissance, et la langue de ceux qui bégaient parlera promptement et clairement.

 Le film se passe à Noël. Les personnages de Kubrick sont chrétiens (alors que l’on peut supposer avec son scénariste que le Fridolin originel de Schnitzler est juif, quoique…) mais il n’y a aucune référence à la nativité, comme toujours en Amérique. Il n’y a que l’arbre de Noël et son éclairage, et le temple interminable de la consommation. On est en pleine idolâtrie païenne chez les néo-païens du consumérisme moderne pour qui l’enfance est un signe de… richesse. C’est Isaïe encore qui nous juge :

Ils se retireront en arrière, ils seront couverts de honte, ceux qui mettent leur confiance en une image taillée, qui disent à une image de fonte : Vous êtes nos dieux. Écoutez, sourds, et vous, aveugles, regardez pour voir.

 

L’idole païenne peut être l’objet consommé, elle peut aussi être le masque vénitien (Venise, ce symbole de la conspiration capitaliste érotique) et dont la brève apparition marque à chaque fois une révélation, surtout sur le lit conjugal.

 

Eclaboussée et presque interrompue par les scandales sexuels, toujours à New York, la campagne politique française a bien illustré le caractère délicat du film – le sexe consommé comme signe de pouvoir ultime – et les propos merveilleux du prophète :

Car nos transgressions se sont multipliées devant toi, et nos péchés témoignent contre nous ; car nos transgressions sont avec nous, et nos iniquités, nous les connaissons : se rebeller et mentir contre l’Éternel, et se détourner de notre Dieu, proférer l’oppression et la révolte, concevoir et énoncer du cœur des paroles de mensonge.

 Ces transgressions tentent le pianiste de bar, qui parle trop, et bien sûr le fluet médecin, qui ne sait plus si ce qu’il voit est mal… ou cool ! Son incapacité de réagir face au mal moral ressemble à son incapacité de répondre au malaise existentiel de sa femme (il ne connaît que l’argent, et il n’en a pas assez !)… Il vit les yeux grands ouverts :

Qui est aveugle comme celui en qui je me confie, et aveugle comme le serviteur de l’Éternel, pour voir bien des choses et ne pas y faire attention ? Les oreilles ouvertes, il n’entend pas.

 

De ce point de vue, Kubrick apparaît dans ses derniers films (c’est très visible dans Shining) comme un vieux maître spirituel sémitique qui viendrait donner des leçons de lucidité aux chrétiens retombés dans les errements du paganisme romain (on retrouve Spartacus, dont on a fait une adaptation porno pour la TV). L’histoire ne dit pas s’ils en feront bon usage :

Moi, l’Éternel, je t’ai appelé en justice ; et je tiendrai ta main ; et je te garderai ; et je te donnerai pour [être] une alliance du peuple, pour [être] une lumière des nations, pour ouvrir les yeux aveugles, pour faire sortir de la prison le prisonnier, [et] du cachot ceux qui sont assis dans les ténèbres.

 

C’est que chacun tourne ses regards vers son propre chemin, chacun va vers son intérêt particulier, comme dit toujours Isaïe. Il n’est pas bien prêt pour la révélation ou pour une révolution intérieure, il a juste une carte de crédit. Le crédit, a dit Marx, a remplacé le credo.

 

Tout du reste finit médiocrement avec le devoir de faire l’amour pour réveiller la libido assoupie du couple sclérosé et le relativisme moral du milliardaire enjoué Ziegler (joué étonnamment par Sydney Pollack) qui, pendant le billard, apprend à son disciple qu’il ne faut pas trop s’en faire, que le pianiste devait se taire et que la sacrifiée n’a eu que ce qu’elle méritait ! L’humanité n’en est qu’à ses débuts, on le sait depuis 2001. Ici à la fin, quand le couple patauge dans son explication pataude, son enfant esseulée cherche un jouet.

Nous tâtonnons après le mur comme des aveugles, et nous tâtonnons comme si nous n’avions pas d’yeux ; nous avons trébuché en plein midi, comme dans le crépuscule ; au milieu de ceux qui se portent bien nous sommes comme des morts.

Avec un film comme ça, on n’en finirait pas. Kubrick est venu comme Diogène avec sa lumière à la main pour se demander s’il y avait encore des hommes – ou des femmes – sur cette terre. Repose en paix, grand homme.

Je ne donne pas les références d’Isaïe. Retrouvez-les !

Ses sentinelles sont toutes aveugles, elles sont dénuées de connaissance.

Nicolas Bonnal

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Comments (1)

  • BCM Répondre

    Bonjour,

    La lecture de l’article “Le Paradis perdu” de S. Besançon et S. Bouvier dans la revue Commentaire n° 88 – Hiver 1999 devrait fortement vous intéresser.

    6 novembre 2012 à 22 h 49 min

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