Irremplaçable Jean-François Revel

Irremplaçable Jean-François Revel

Mon ultime contact avec Jean-François Revel aura donc eu lieu le 23 novembre dernier précisément. Comme je déplorais la quasi-disparition de ses interventions publiques et en particulier de ses fulgurantes chroniques du Point (qui eussent été si précieuses lors des émeutes en banlieue) et m’en alarmais, je m’étais autorisé de notre longue et amicale complicité, vieille de près de trente ans, pour prendre de ses nouvelles auprès de son secrétariat. À ma vive et heureuse surprise, ce fut Jean-François lui-même qui prit l’appel. Alors que je prévoyais un bref échange –, il fit durer la conversation plus d’une demi-heure – comme s’il avait été ravi de l’occasion pour confier un certain nombre de choses essentielles.

Dans la quasi-guerre civile qui venait de sévir, il voyait principalement le résultat de l’imprégnation gauchiste et du laxisme en vigueur dans l’Éducation nationale, ajoutant que les émeutiers n’avaient fait qu’un peu exagérer le triste modèle français de contestation violente. Mais ce que je retins surtout de cet entretien, c’était la voix fatiguée de Revel, qui devait tant reprendre sans cesse son souffle que j’en avais scrupule à continuer. Pourtant, il ne s’arrêtait pas. Enhardi, je lui demandai s’il ne comptait pas se manifester publiquement à nouveau : « Mais, cher Alain, je vais avoir 82 ans ! » répéta-il à quatre reprises tout en m’indiquant « Je songe à un prochain livre ». L’emploi de ce verbe « songer » m’avait fait craindre que le livre ne paraisse jamais : je ne m’étais hélas pas trompé.

Pour moi, Revel aura donc été le modèle de la rigueur intellectuelle et de la probité morale : pas un « maître », mais une sorte de grand frère. Notre relation amicale datait de février 1978, lorsqu’à la fin de l’assemblée constitutive du CIEL (Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés »), il avait tenu à ce que je devienne l’un des responsables de cette efficace entreprise de lutte anti-marxiste. Ininterrompue depuis, elle a été scandée par quelques grands moments : outre les conciliabules dans son bureau d’où l’on voyait la Seine, son article pour faire l’éloge de mon “De l’individualisme” dans “Le Point” du 27 mai 1985 et, plus récemment, cette accolade qu’il me donna en grands habits d’académicien lorsque le 5 décembre 2002, je reçus, à son initiative, le prix de philosophie et de littérature Biguet de l’Académie française pour “La philosophie libérale”.

Mon admiration pour lui remonte cependant très en-deçà de cette période : à la lecture de “Pourquoi des philosophes ?” en 1957 alors que je préparais le bac – et qui a décidé de ma vocation de philosophe. Depuis, je n’ai été en désaccord avec lui que sur un point : contre son avis, je tiens que Pascal et Descartes sont d’authentiques philosophes, et des plus grands !
Au-delà de ces témoignages personnels d’affection et de fidélité il y a le plus important : la stature de Revel en tant que penseur de premier plan. Car les condoléances d’usage qui le présentent en « polémiste de la droite » et « gardien vigilant de la démocratie » sont on ne peut plus réductrices, voire falsificatrices. C’était d’abord un champion de la liberté de l’esprit, un vrai philosophe classique ennemi des systèmes clos, qui appliquait avant tout sa pensée à la critique des conformismes idéologiques brouillant la compréhension du réel dans l’actualité. Cette pensée iconoclaste, qu’il n’a jamais voulu exposer sur un mode compact, organisé et continu, n’en est pas moins profondément cohérente. En elle s’exprime le meilleur de la grande tradition occidentale. Et elle a rendu son auteur aussi singulier qu’indispensable. Qui d’autre que lui, en effet, a réussi le rare prodige d’allier le rationalisme laïque (ce en quoi il diffère tant de la droite convenue) et l’individualisme libéral ? Et qui, autant que lui, était capable de démasquer et pourfendre tous le « politiquement correct » à la française : l’« étatisme sauvage », l’altermondialisme anticapitaliste, la démagogie du « social » (sa dénonciation de la notion d’« exclusion » et de la compassion obligatoire pour tous les « scrofuleux » : quel régal !), le refus de tenir le communisme pour l’égal monstrueux du nazisme, le laxisme éducatif et anti-sécuritaire, la complaisance envers la tentation totalitaire de l’islam ?

On dit souvent que nul n’est irremplaçable, mais Jean-François Revel l’est, lui. Ce qui ne doit pas empêcher de souhaiter l’émergence d’une nouvelle génération d’intellectuels revéliens (comme il y en a d’« aroniens », mais différents…) osant réaffirmer la primauté de la liberté de l’individu sur tous les fronts.

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Comments (5)

  • Francois Brutsch Répondre

    Bonjour, comme vous n’avez apparemment pas de trackback je laisse ce commentaire pour vous signaler que j’ai ajouté votre article à ma recension des hommages à Revel — qui n’est pas si misérable que certains le disent! http://swissroll.info/?2006/04/30/642-deces-de-jean-francois-revel

    13 mai 2006 à 14 h 12 min
  • Alborg Répondre

    Merci de rendre l’hommage qu’il mérite à l’un des rarissimes penseurs de Droite auxquels je peux m’identifier sans aucun problème ! Depuis “Ni Marx ni Jesus” jusqu’à “L’obsession anti-américaine”, en passant par les innombrables éditoriaux et articles ds l’Express” et “Le Point”……….. Ici, pas de place pour la bigoterie crétinisante des intégrismes, non plus que pour les IDEOLOGIES -au sens premier du terme, c’-à-d.: salement péjoratif ! ! Une très grande bouffée d’oxygène aujourd’hui évaporée, et on ne voit pas en effet qui pourrait bien le remplacer ! (Pauvre France)

    11 mai 2006 à 23 h 23 min
  • Jean-Claude Lahitte senior Répondre

    Ayant peu lu Jean-François Revel, contrairement à ce qui se fait habituellement en France, je me garderai bien de le “classer” et, encore moins de le juger. Mais je le considère, à travers ses livres comme à travers ses articles, comme un homme qui a su asséner à la classe politique quelques critiques justifiées(d’aucuns diraient “vérités”), tout en ayant l’habileté de ne pas se faire ostraciser par les faiseurs d’opinion. Il aura eu le mérite de dénoncer, dans “L’obsession anti-américaine” la trouille viscérale de ce qu’on appelle à tort la “droite”, à l’égard de la Gauche, et de tout ce qui pense à gauche (la presse particulièrement). J’ai eu la curiosité de rechercher, sur< www.citations.fr> certains de ses propos. Les voici : – “RUMEUR. Le plus vieux média du monde !” (quand on sait que JFR est mort en pleine affaire “Clearstream” !) – “L’IDEOLOGIE, c’est qui pense à votre place.” – “Les INTELLECTUELS. Plus ils sont intelligents, plus ils élaborent subtilement leur erreur.” (pourqoui toussezvous, BHL ?) – “Ce que les Français détestent, ce ne sont pas les INEGALITES. Ce sont les inégalités autres que celels distribués par l’Etat” – “La DEMOCRATIE est un système dans lequel les citoyens” votent pour désigner des gouvernements sur la base d’un programme leur indiquant les intentions des gouvernants” (Remarque personnelle je connais une foine-mouche qui a compris, elle,mieux que des politiciens chevronnés, que, le meilleur moyen de triompher en 2007, c’est de laisser deviner ses intentions aux gogos, de droite et de gauche, tombés sous son charme) – “La CIVILISATION DEMOCRATIQUE (sic) repose entièrement sur l’exactitude de l’information. Si le citoyen n’est pas correctement informé, le vote ne veut rien dire.”(Remarque personnelle : “information faussement exacte que de votes qui ne veulent rien dire doit-on te reprocher !). Fin des citations. Après avoir lu ce qui précède, et sans doute parce qu’il avait été classé comme un homme de droite, on comprend que Jean-François Revel, n’ait pas fait la pluie et le beau temps dans les médias, et que ses propos ou ses critiques n’aient pas été considérée comme “paroles d’évengile” par le “politiquement correct”. Cela aurait peut-être permis d’ouvrir les yeux à toutes les autruches qui peuplent la France. Cordialement, Jean-Claude Lahitte senior.

    10 mai 2006 à 18 h 08 min
  • Joël Assoko Répondre

    Merci pour votre article sincère et correcte sur Revel, même si pour son honneur comme pour le votre, il aurait mieux valu que vous le relisiez et que vous y deceliez certainse fautes de conjugaison et d’orthographes qui sans rien enlever au piquant du texte, laissent une désagréable sensation de négligence. De plus, contrairement à vous, je considère Pascal pour un grand philosophe et Descartes pour moins que Rien.

    10 mai 2006 à 10 h 40 min
  • david martin Répondre

    Il est d’ailleurs triste que sa disparition n’ait pas donné lieu à plus d’hommages comme le votre. J’invite les lecteurs des 4 vérités à se replonger dans ses derniers ouvrages, notamment La grande Parade, qui donne sur notre pays pas mal de points de compréhension sur la situation actuelle en France.

    10 mai 2006 à 8 h 49 min

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