Jacques Demy, Peau d’Âne et les fées méphitiques

Jacques Demy, Peau d’Âne et les fées méphitiques

J’ai longtemps été une victime de ce bon Jacques Demy et de son cinéma poétique et décalé des années 60, celui qui conjuguait Cocteau et la réclame, la bonne humeur et la nostalgie, les belles couleurs et les sons Legrand, les enluminures et les nouveaux gadgets. J’aurais enfantelet voulu vivre à cette époque, approcher Anouk Lola Aimée dans les galeries nantaises ou bien jouer sur les genoux de Catherine Deneuve ! J’enrageais pour revivre les temps obscurs de mon enfance dorée…

 Mais si Demy est revenu à la mode au cours des années 90, c’est dû à ce qu’on appelle une opération de nostalgie programmée ou de programmation mentale. Un feuilleton ou un documentaire bien senti permettent aussi de réécrire le passé à l’usage des puissants du moment. Vous vous mettez soudain à regretter les années 30, 50, 70, que sais-je, sans vous vous rendre compte en fait que vous êtes la victime d’une manipulation mentale industrielle destinée à vous conditionner et à vous faire acheter certains objets. On joue avec vos souvenirs, avec votre peur de vieillir ou de mourir… C’était le bon vieux temps… Et comme tout les bons vieux temps, qui y est allé voir de trop près, entre le travail de la terre et la durée de vie de vingt ans ? La nostalgie de l’âge d’or est une forme de programmation depuis le commencement de l’histoire de l’humanité. Il faut rétablir la grandeur ou la compétitivité de la France, disent tous les politiciens…

 Mais parlons Demy : de quoi parle Peau d’Âne ? On a tous aimé Peau d’Âne, surtout les filles, programmées pour être des princesses rétives. En chantant les belles et perverses paroles de Demy-Legrand, je me rendais compte d’ailleurs que toutes ou presque les filles de notre époque les connaissaient. Mais de quoi parle Peau d’Âne ?

  • Peau d’Âne parle d’abord d’argent, car l’âne pond des tonnes d’or, comme un bon vrai banquier central. L’âne Draghi, l’âne Bernanke sont de tout aussi grands argentiers que l’âne de notre national Perrault. Le roi bien sûr perd son épouse car la médecine est le lien entre la mort et notre argent. La médecine est de l’argent-laser qui corrompt notre mort, même aujourd’hui notre vieillesse, comme l’a compris Molière (et pas mes lecteurs) en crachant les dernières paroles de son malade.

  • Voyez la fée : c’est femme mûre et parfaite (géniale Delphine Seyrig) ; elle éloigne la rivale sa filleule pour pouvoir épouser le père. Programme de remariage ! Elle a un téléphone dans sa cambrousse et elle arrive en hélico à la fin de l’opus. La fée est la modernité, la fée est contemporaine d’Aujourd’hui Madame (vous vous souvenez ?) et de toute la télé ! Elle est obsédée de toilettes aussi, commande une toilette couleur de temps, de lune et de soleil (je laisse de côté l’occultisme mythologique), se montrant digne d’une malade de Gucci, Prada et Dolce-Gabbana. La fée diabolique fait tuer l’âne et presque la petite fille ! Une vraie garce cette fée !

  • La compétition entre les filles muées en princesse d’apparat. Elles veulent toutes être princesses comme elles veulent toutes aujourd’hui participer à Jersey Shore (entre deux cyclones) ou à la télé réalité. La queue des courtisanes, cuisinières et ménagères désireuses de se faire épouser dans le grand escalier du château est un moment de cinéma… un coup de génie de Legrand, un de plus. Le désir mimétique, dirait Girard, s’agite mais s’agite…

  • La pub et la société de consommation. Peau d’Âne est de 70 et cela se sent. On baigne dans la nouveauté. Ecoutez la chanson des truqueurs, esthéticiens et manipulateurs pour rendre le doigt gracile. Un grand moment de caricature et de parodie des films de pub ! Demy semble s’être rendu compte de la proximité thématique du conte de fées et de la consommation manipulatrice (tout le monde veut être princesse dans un monde recouvert de sœurs aînées de Cendrillon).

Les deux autres grands opus qui surnagent de l’œuvre assez curieuse et disparate de Demy (on peut aimer la Baie des Anges, parabole en noir et blanc sur les casinos de la côte, et aussi le dépressif Model shop tourné à Los Angeles avec l’acteur-cosmonaute sacrifié de 2001…) sont bien sûr les Demoiselles de Rochefort et les Parapluies de Cherbourg.

  • Hommage peinturluré à la comédie musicale US (la nostalgie encore, et les films de Minnelli-Donen n’avaient que dix ans, et on est déjà dans le recyclage, et on est déjà dans le formatage industriel du goût par la nostalgie !) et au vieillissant Gene Kelly, les Demoiselles de Rochefort s’achève par un spectacle mettant en en scène les sœurs jumelles nées sous le signe des gémeaux, mais surtout des modèles de bateau de plaisance.

  • Quant aux Parapluies de Cherbourg, film longtemps très populaire dans les pays socialistes, longtemps aussi le film le plus efficace pour faire craquer les filles (« mais je ne pourrai jamais vivre sans toi… »), il marque la grande reprogrammation de la France moderne. Nous sommes avant dans une France urbaine sympa, médiévale et bon enfant (il y a même un travailleur noir dans le garage ou bosse le beau gosse) ; nous sommes après devant une station Shell, avec un décor inhumain, des manteaux de fourrure et une blonde en papier glacé. Bien sûr on tire la gueule. C’est la fin du monde français et le début de la matrice américaine. Bienvenue dans le post-monde.

Avant, on était en 1958, après on était en 1963. Au milieu, c’était la guerre d’Algérie.

Quand on vous dit, marauds, que l’événement était important ! Mon cousin Augustin, graveur de pierre et mort à 70 ans d’une tumeur au cerveau devant la technologie impuissante mais coûteuse, m’avait dit qu’il ne s’en remettrait jamais, de cette guerre. On avait envoyé là-bas les appelés et quand ils sont rentrés, le pays n’était plus là ! Un peu comme en quatorze… Je lui dédis ce texte.

En tout cas, merci Jacques Demy. On signale que son dernier grand film, Une chambre en ville, conte nostalgique et cauchemardesque désenchanté par la partition de Michel Colombier, suscita en 1982 la dernière grande polémique cinéphilique en France. Depuis, plus rien.

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Comments (2)

  • philiberte Répondre

    l’art et la manière de démythifier le rêve… moi, c’est Jacques Perrin qui m’a fait craquer, dans Peau d’âne.

    2 décembre 2012 à 8 h 34 min
  • TIARD Martine Répondre

    J’aime beaucoup votre interprétation et votre style, votre façon de replacer les films dans leur contexte. Je suis cinéphile de longue date et j’adorais Peau d’Âne pour Delphine Seyrig (et sa voix si chaude) et Jean Marais, et évidemment pour la robe de soleil !
    J’ai aimé aussi Les Demoiselles de Rochefort, si ensoleillé, si kitsch maintenant, si étonnant quand on voit chanter Michel Piccoli (Monsieur Dame) et Danielle Darrieux, si agréable quand on voit danser Georges Chakiris et Gene Kelly, si indispensable pour connaître la face rieuse des soeurs Dorléac.
    Par contre, les Parapluies de Cherbourg ne m’ont pas du tout enchantée et j’ai lâché Jacques Demy par la suite.

    30 novembre 2012 à 18 h 13 min

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