Le baroque comme fin de l’histoire

Le baroque comme fin de l’histoire

Je suis un homme qui m’occupe, toutes les nuits, à regarder, avec des lunettes de trente pieds, ces grands corps qui roulent sur nos têtes; et quand je veux me délasser, je prends mes petits microscopes, et j’observe un ciron ou une mite. 

Montesquieu

 Dans les excellents films du cinéaste soviétique pour enfants Alexandre Rou, on assiste souvent à une intéressante confrontation : un bon paysan blond venu de son mir bien médiéval rencontre un roi corrompu et bariolé, bien entouré de stupides courtisans, et dont la fille est folle ! Le roi est environné de magiciens maîtres de miroirs brisés, de manipulations mentales et techniques d’asservissement. Il est vraiment baroque, incarnant une corruption intellectuelle moderne et bourgeoise face à la bonne âme russe et populaire.

Cet exemple permet de comprendre l’importance contemporaine de la réflexion sur le baroque, qui même si elle n’est pas éthique et eschatologique (comme la mienne !), se veut historique ou esthétique. Avec le baroque apparaît une rupture irréparable dans l’histoire. Nous rentrons dans l’âge de la modernité, une modernité dont nous ne sommes finalement toujours pas sortis. Présentons sommairement quelques grands traits du baroque :

–          C’est l’âge des machines hydrauliques, des deux ex machina et de l’opéra, l’âge aussi du trompe-l’œil et du costume et de la perruque. Un âge sophistiqué et falsifié qui célèbre l’Illusion comique, la scène d’opéra et la fausse descente aux enfers. Tout est spectacle et curiosité de badauds et l’on comprend la fascination des lettres persanes : l’homme s’ennuie déjà et il lui faut du nouveau !

–          Le baroque est bien sûr aussi l’âge de la séduction puisqu’il est l’âge de la cour et du courtisan ; de l’illusion comme on a dit et de la tromperie. C’est le triomphe de Don Juan, amuseur de femmes, gentilhomme dévoyé et toujours endetté ; car ces gens paraissent (paressent ?) et ne travaillent pas. Car le baroque accompagne d’ailleurs l’explosion de la dette publique. Marx l’a très bien décrit –et ce n’est pas un hasard – au livre VIII du Capital. La richesse des nations, écrit-il en s’en moquant, c’est leur dette publique. Et « le crédit a remplacé le credo » auquel les sociétés croient de moins en moins, tout comme le chevalier à la triste figure a remplacé Parsifal. « Le monde a changé de base », et la technique du moulin (pensez aux dark satanic mills de Blake) vient à bout de tous les courages, comme l’artillerie vient à bout de 4 des 7 samouraïs du film éponyme. Pensez aussi aux 47 rônins dans cet esprit : c’est une révolte guerrière et féodale contre l’esprit pourri des courtisans.

–          Ère du mouvement, le baroque est aussi l’âge des colonisations, des découvertes et de spectacles amuse-gueule sur les sauvages ou les Incas, comme ceux de notre génial Rameau (le baroque dure jusqu’en 1760). Le baroque annonce complètement le relativisme des Lumières et le déclin du christianisme autocentré de l’Occident. Tout se vaut, tout est curiosité et l’on adore l’exotisme : le mot kiosque vient de cette époque où l’on découvre le sucre, le tabac, les chinoiseries et le théâtre, nouvel opium du peuple ! Il faut aussi se hâter de jouir, car tout est vanité. Comme dit Pascal, l’œil et l’esprit déformé par l’optique et les télescopes, « le silence éternel des espaces infinis m’effraie ». Le microscope et le télescope auront définitivement distordu notre mentalité, en affolant les uns et distrayant les autres.

–          Enfin, contemporain du capitalisme, le baroque s’orne du décor décadent du casino, qui en italien désigne aussi bien la salle de jeux que le bordel. C’est le décor de Manon Lescaut, d’esprit si moderne ! On est déjà dans la banqueroute de Law, les spéculations hasardeuses, les truquages des banques centrales et même des rois : comme dit Montesquieu, le roi de France est un grand magicien : « s’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux, et ils le croient. » (Lettre 24).

–          Parlons encore littérature justement. Le grand chef d’œuvre méconnu (même de Borges !) en est certainement le Criticon de Gracian, ce génie méconnu de l’Espagne classique qui annonce toute notre lexique ultérieur ; le démiurge, la machine, le théâtre du monde, la tromperie universelle, l’île, comme celles de Shakespeare et Marivaux. Mais McLuhan avait aussi insisté sur la tromperie dans le roi Lear qui veut refonder son royaume non plus des fonctions, mais sur des rôles. Alors que le tzar Pierre le Grand recycle le baroque italien en mer baltique, les écrivains pastichent : roman comique de Sorel, Jérusalem libéré de tasse et bien sûr l’Arioste, dont certains chapitres sont à se tordre de rire. Toutes les pièces-ballets de Molière sont de purs spectacles baroques, elles n’ont rien du classicisme dont se targue la France de Louis XIV : il aura duré quoi, ce classicisme, dix ou quinze ans ? Voulez-vous un dessin sur les intentions de ce mamamouchi alias le Mammon de la Bible ?

Puisque nous parlons beaucoup du pape en ce moment, marquons une pause. Le baroque est bien sûr marqué par la déchristianisation. Pensez à l’expression de Montesquieu : « le pape, vieille idole qu’on encense par habitude ! » (lettre 24). Pensez au fameux livre de Paul Hazard sur la pensée européenne entre 1680 et 1720. On est passé de l’immense Bossuet au gourmand Voltaire et l’on est dans le libertinage régenté si j’ose dire. Swift se demande d’ailleurs comment remplacer le christianisme qui a disparu d’Angleterre (où il reviendra, mais sous la forme distordue et conservatrice). Sur ce point mon philosophe moderne préféré, le marxiste et conspirateur Guy Debord, dénonciateur des temps truqueurs et conspirateurs, a superbement décrit le changement de paradigme, comme on écrit aujourd’hui.  Je cite sa réflexion sur l’importance cardinale du baroque dans sa société du spectacle (§ 189) :

Le baroque est l’art d’un monde qui a perdu son centre : le dernier ordre mythique reconnu par le moyen âge, dans le cosmos et le gouvernement terrestre — l’unité de la Chrétienté et le fantôme d’un Empire — est tombé. L’art du changement doit porter en lui le principe éphémère qu’il découvre dans le monde. Il a choisi, dit Eugenio d’Ors, « la vie contre l’éternité ». Le théâtre et la fête, la fête théâtrale, sont les moments dominants de la réalisation baroque, dans laquelle toute expression artistique particulière ne prend son sens que par sa référence au décor d’un lieu construit, à une construction qui doit être pour elle-même le centre d’unification ; et ce centre est le passage, qui est inscrit comme un équilibre menacé dans le désordre dynamique de tout.

Ce désordre dynamique (formule heureuse qui illustre si bien la trop célèbre fable des abeilles de Mandeville) reflète bien sûr l’émergence énergique du capitalisme global (penser encore à Voltaire et à son poème le Mondain). Mais Debord est encore plus pointu quand il décèle dans le baroque la forme première de toutes nos dégénérescences – ou métamorphoses – ultérieures :

L’importance, parfois excessive, acquise par le concept de baroque dans la discussion esthétique contemporaine, traduit la prise de conscience de l’impossibilité d’un classicisme artistique : les efforts en faveur d’un classicisme ou néo-classicisme normatifs, depuis trois siècles, n’ont été que de brèves constructions factices parlant le langage extérieur de l’État, celui de la monarchie absolue ou de la bourgeoisie révolutionnaire habillée à la romaine. Du romantisme au cubisme, c’est finalement un art toujours plus individualisé de la négation, se renouvelant perpétuellement jusqu’à l’émiettement et la négation achevés de la sphère artistique, qui a suivi le cours général du baroque.

Le cours général du baroque : on ne saurait mieux dire, en évoquant la France progressivement décomposée, de Concini aux hollandais…

Partager cette publication

Comments (5)

  • Michel Répondre

    C’est bien dit, mais le fond me fait penser à une tirade d’un habitué de Canal+.

    11 mars 2013 à 9 h 07 min
  • Serge-Jean P.Peur Répondre

    Il y a du côté des Alpes des petits bijoux d’églises baroques.Bon,de l’extérieur l’aspect parait austère,mais à l’intérieur,quelle flamboyance!On peut ne pas aimer la surcharge décorative,mais ça ne laisse jamais indifférent.Et puis,c’est d’autant plus gratifiant qu’il faut y “grimper” et celà dans un milieu pastoral à mille lieux de l’étouffement des villes.

    11 mars 2013 à 1 h 57 min
  • Philippe Lemaire Répondre

    Le baroque c’est aussi les superbes églises construites dans ce style, la contre-réforme, les jésuites qui répandent cette esthétique flamboyante partout dans le monde, même si tout ce qui est dit dans cet article est vrai également.C’est l’inverse du jansénisme et de l’austérité , c’est la célébration de la Vie et de la Gloire de Dieu.

    10 mars 2013 à 16 h 57 min
  • Josette Gazu Répondre

    J’avoue ne pas comprendre l’ambiguité du propos de l’auteur surfant tantôt sur des notions esthétiques (avec justesse concernant le baroque), tantôt sur le sociétal voire le politique (dernier terme “les hollandais”). Le classicisme étant intrinsèquement associé à l’ordre, point n’est besoin d’aller invoquer tous ces écrivains (Marx, Marivaux , Voltaire etc..); la politique s’appliquant à la gestion des sociétés, ce qui n’est pas le cas de l’art, cessons les amalgames, symptome actuel de la modernité!

    10 mars 2013 à 11 h 52 min
    • quinctius cincinnatus Répondre

      l’art et l’évolution de la ” Société ” cela ne fait qu’UN … si le Baroque est bien la ” suite ” de la Renaissance ( le premier baroque pouvant bien être Michel-Angelo ) il est tout aussi évident que la Contre-Réforme et la Compagnie de Jésus se sont serrvis ( dans un premier temps ) de sa ” luxuriance baroque ” pour ramener à la ” vraie ” Foi les … païens … car qu’est ce qu’il y a de plus païen ( à cette époque ) sinon le …baroque ?

      11 mars 2013 à 13 h 29 min

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *