Le mystère Louis de Funès : mais qui était le gendarme de Saint-Tropez ?

Le mystère Louis de Funès : mais qui était le gendarme de Saint-Tropez ?

Les années 60 ont peut-être été la décennie de Charles de Gaulle et de la grandeur française, elles ont été surtout été la décennie de la « grande transformation » ; en dix ans, tout avait été pollué, industrialisé et recyclé. La France fut recouverte de grandes surfaces, de parkings et de cités HLM. La population et son âme ont subi des dommages dont elles ne se sont jamais remises, prêtes, en mai 68, à plonger dans le grand bain de perdition socialo-libertaire dont ne nous ne sortons toujours pas. Je me souviens de la très belle émission la France défigurée qui reflétait, chez certains honnêtes journalistes d’ailleurs de droite (Péricard et Bériot, je crois) cette prise de conscience devant le bétonnage des âmes et des paysages, les autoroutes de la désinformation et le ferroutage de la pensée.

 C’est pourquoi je pense à Louis de Funès et à ce que cet acteur médiocre, qui traînait trente de carrière derrière lui, est venu apporter à notre paysage audio-visuel à cette époque de R16 et de pavillon de banlieue. Louis de Funès incarne ce petit homme colérique et vil, dynamique et peureux, réactif et réactionnaire, qui s’adapte comme il peut à l’américanisation de l’hexagone qui se produit sous la présidence du général (savait-il ce qu’il faisait, celui-là ?) et tente de garder le contact avec la réalité, c’est-à-dire avec l’humiliation de sa famille et du petit personnel.

 Le gendarme est bien sûr un fonctionnaire au service de la nation, un pion de l’immense corps de la gendarmerie qui remonte au moyen âge et accompagna le roi à Bouvines. Mais nous sommes au XXème siècle. Comme je l’ai dit, notre gendarme est dur avec les faibles, lâche avec les puissants, à la vieille manière des bureaucrates. Sur cette question de la bureaucratie, je lis Trotski, ses excellentes questions sur le mode de vie (1923), et son analyse de la bureaucratie héritière du tsarisme et prompte à renaître sous le communisme.

 « Dans toutes les démocraties civilisées, la ” bureaucratie ” est au service du peuple, bien sûr ; ce qui ne l’empêche pas de former, au-dessus du peuple, une caste professionnelle étroitement soudée ; et si la bureaucratie ” offre ” réellement “ses services ” aux magnats capitalistes, c’est-à-dire rampe devant eux, elle est pleine de hauteur vis-à-vis du paysan et de l’ouvrier, et s’adresse à eux comme s’ils étaient des objets (ceci aussi bien en France, qu’en Amérique ou en Suisse). »

 Trotski en conclut qu’il faut corriger les défauts de cette bureaucratie qui n’a pas évolué depuis le tzar Nicolas et depuis le reviseur de Gogol ! Je pense que ces lignes s’appliquent parfaitement à notre gendarme, dont la mission était d’acclimater notre vieille gendarmerie et notre vieux corps de fonction publique à la modernité. Sans le vouloir, peut-être, car le gendarme était surtout un filon, et pas tellement une feuille de propagande socialiste (encore que…), le cycle de Louis de Funès, Jean Girault et Jacques Wilfrid, était là pour « corriger les mœurs en riant », comme on disait déjà du temps de Molière… et de Plaute. La mission du gendarme était de quitter pour de bon la France féodale et de s’intégrer à la France pétillante de la fille, jouée par l’étonnante Geneviève Grad, la France cool et détendue de l’ère du vide.

 Le meilleur épisode de la série est pour moi celui du mariage, non seulement parce que la colonelle est très belle (elle est jouée par Claude Gensac qui joue aussi la femme de notre acteur dans un chef-d’œuvre de Guitry, quinze ans avant !) mais parce qu’elle essaie de changer notre gendarme, en bonne femme moderne qui ne s’ignore pas. Le sous-officier est invité à défier l’adjudant-chef, à passer des concours pour assurer sa promotion, il se voit privé de football et gavé de culture moderne à la Boulez, il est considéré comme un père rétrograde qui empêche sa petite de sortir, et il est enfin écrasé par le statut social, économique et aristocratique de sa bonne épouse ! Sa peur de la hiérarchie va se refléter dans cette union inadaptée. L’espèce de petite bête immonde va en prendre pour son grade, c’est le cas de le dire…

Dans sa médiocrité, Louis de Funès incarne un peu l’homme d’une certain passé mais aussi le petit fonctionnaire de province, l’homme de la révolution française tel que décrit par Cochin, le toujours inégalable Cochin : « L’homme impersonnel, l’homme en soi, dont rêvaient les idéologues de 1789, est venu au monde : il se multiplie sous nos yeux, il n’y en aura bientôt plus d’autre ; c’est le rond-de-cuir incolore, juste assez instruit pour être ” philosophe “, juste assez actif pour être intrigant… »

Mais ce personnage républicain est encore trop du passé, il n’est pas assez moderne, cool et déjanté : voyons Trotski encore, qui a si bien inspiré nos élites socialos, convaincues de faire passer leur révolution dans la morale par la culture :

« Mais il existe encore chez nous – et c’est là que le bât blesse –, un autre type de grossièreté, une grossièreté ancestrale, celle du riche, du barine, qui nous vient de l’époque du servage, pénétrée d’une odieuse bassesse. Elle n’a pas encore disparu, et il n’est pas facile de s’en débarrasser. »

Tout n’est pas mauvais dans Trotski, à côté de ce que la France est devenue et n’a pas fini de devenir. On y lit par exemple que « Lors d’une assemblée générale à la fabrique de chaussures “La Commune de Paris”, il a été décidé de mettre fin à la grossièreté du langage et de donner des amendes pour les “gros mots”… car la grossièreté du langage – la grossièreté russe en particulier – est un héritage de l’esclavage, de l’humiliation, du mépris pour la dignité humaine, celle d’autrui, et la sienne propre. »

 Il serait marrant que les crétins qui ont insulté le « riche con » se remettent à lire leur littérature de chevet, qu’ils n’ont d’ailleurs jamais lu ! Quant au gendarme, je conseille à mes lecteurs de le laisser dormir d’un sommeil tranquille. Il n’est pas la belle au bois dormant et ne mérite pas qu’on le réveille. De Funès fut promu pour que le Français de l’époque cessât de s’estimer.

Louis Bonnal

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Comments (3)

  • Dr Ham O'Li Répondre

    J’apprécie votre article mais ne suis par contre pas d’accord lorsque vous qualifiez De Funès d’acteur médiocre.
    Pour moi et beaucoup de nos compatriotes Fufu fut un grand et même très grand acteur. Je le remercie beaucoup de m’avoir fait rire. Vraiment rire. Il me manque beaucoup…

    14 novembre 2012 à 11 h 30 min
  • SMALL BARTHOLDI Répondre

    A partir de Sedan, Paris se couvrit peu à peu de cabarets et de guinguettes où officiaient humoristes et satiristes de tout poil. Le verre toujours plein et la bedaine satisfaite, les spectateurs étaient invités à tout tourner en dérision, strictement tout, dans la bonne grosse farce grasse et la tape sur la cuisse. Le cabaret du Chat Noir fut ainsi le précurseur d’une longue lignée de forums qui avaient pour but de rouler dans la merde tout ce que le vieux pays avait produit d’épique et de noble, la France de Dumas et de Hugo, pour aller vite. Cet esprit sarcastique qui faisait un devoir de ricaner de tout, sauf du tiroir-caisse, s’est répandu durant le XXe siècle à l’ensemble des grands médias, télévision en tête. La guerre de 14 fut le chant du cygne du vieil héroïsme à la française. Après, c’est terminé, place à l’anti-héros bien assumé, de Bardamu à François Pignon, en passant par Ludovic Cruchot et le gros dégueulasse de Reiser. Je ne parle même pas des triomphes cinéma des années 2000, ils sont intouchables. Le seul mythe que la culture française nous aura légué au XXe siècle (si on enlève la BD belge), c’est le petit village d’Astérix. Le comte de Monte Cristo, le Fantôme de l’Opéra, Arsène Lupin et le capitaine Nemo peuvent aller jouer ailleurs. L’époque n’est plus faite pour eux. Ils feraient de fort mauvais convives à notre grand “dîner de cons”.

    13 novembre 2012 à 14 h 43 min
    • Chevalier Noir Répondre

      Chapeau bas vous avez tout dit !!!

      17 novembre 2012 à 19 h 22 min

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