Le voyage d’Omar Sharif à Carboneras

Le voyage d’Omar Sharif à Carboneras

J’ai eu le plaisir de voir Omar Sharif sur la place du château à Carboneras, dans la province d’Almeria, près des lieux de tournage qui ont symbolisé le dernier élan mythique du cinéma européen et même sans doute américain : car les péplums, c’était vraiment la métaphore pour notre époque… Le vieil acteur est descendu, a salué tout le monde, a lancé des bénédictions à la façon orientale : il aura vécu pour faire rêver un public, et son public le reconnaîtra toujours, même celles et ceux, comme ma femme, nés longtemps après ses grands films.

On n’avait pas l’impression de voir un vulgaire people américain, mais un prince arabe ; pas une célébrité, mais une légende ; pas un rich and famous, mais un lord protecteur, un sidi, comme on disait chez moi. J’ai bien aimé Omar, un des rares acteurs dont l’épaisseur humaine arrive à traverser les écrans vidés du néant numérique de l’époque, dans Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, par exemple. C’est encore un être humain en profondeur, un être humain d’avant le spectacle en pixels. Ces grandes étoiles sont condamnées à se survivre au milieu des ruines, comme des personnages de Borges, avec des ombres d’adorateurs autour de leur grande ombre.

En Almeria furent tournés bien sûr les westerns spaghetti, genre parfois sympathique mais surtout parodique qui tua le genre (comme l’analyse très bien Lourcelles), mais aussi, mais surtout, des Cléopâtre, des Spartacus, des Chute de l’empire romain, Patton, le tome 3 des aventures d’Indiana Jones (tourné sur la magique plage de Monsul), sans oublier Lawrence d’Arabie dont la ville, célébrée en son temps par Gainsbourg, fêtait le demi-siècle. On ne sait plus que célébrer des demi-siècles, celui des Bond et des Lawrence.

Quant à l’Espagne, depuis la mort du général Franco, elle a perdu tout son charisme, et n’a su que se couvrir de dettes, de ridicule et de bancal immobilier. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Orson Welles, qui ajoute même que la démocratie a tué son âme. Retrouvez l’interview : elle vaut son pesant d’or politiquement incorrect.

Omar Sharif est bien sûr connu pour des rôles à forte charge charismatique : le cinéma déclinait, alors on surchargeait : plus de mythes, plus de musiques, plus de longueur. Le bel Omar, né en Egypte de parents chrétiens, a aussi joué le docteur Jivago ou même le capitaine Nemo (j’avais gardé la nostalgie de la série de l’ORTF dirigée par Colpi : mais il ne faut pas la revoir ! il faut juste l’invoquer avec émotion !), sans oublier un Sheikh ici ou là, et bien sûr Gengis Khan. Il incarne donc les derniers grands rôles du cinéma, un exotisme sympathique et une mondialisation heureuse, qui ne s’imposait pas par la force, l’arrogance et le confusionnisme culturel. C’était le bon temps. Avec sa tête mondialisée, un peu à la manière de Yul Brynner ou d’Anthony Quinn, Omar Sharif pouvait déjouer les caméras et jouer tous les rôles, dont celui de l’énervant prince héritier de Mayerling, savant mixage de people et de mai 68, tourné en France par Terence Young, le vrai créateur de James Bond.

Sharif a même réussi à jouer dans des films plus récents qui m’ont plu : le Treizième guerrier, ce film de Verneuil où notre cinéaste national parle de son enfance arménienne à Marseille, et bien sur Hidalgo, homérique course-poursuite dans l’ouest américain, d’esprit très Lucky Luke, avec Viggo Mortensen dans le rôle principal. Ce que j’aimerais mieux évoquer par contre, c’est sa jeunesse. Retrouvez sur Youtube Ard-Al-Salam, Goha ou Sayedat-El-Kasr, ces trésors engloutis.

Très bon étudiant, ingénieur même, Sharif est une star dans son pays qui est aussi le pays de Dalida ; et son pays est (encore) un peu le nôtre, on est en Egypte avant Suez et 56. Tout le monde parle français comme partout ailleurs, et Sharif a joué dix ou vingt premiers rôles, avec sa femme, une beauté égyptienne dont il divorcera pour des raisons politiques (!), se condamnant à la royale solitude. Il y a aussi eu des films comme la Châtelaine du Liban, inspirée de notre Pierre Benoît, et d’autres aussi romantiques qui reflètent le génie national du cinéma d’alors : avant que tout ne soit bouffé par le Gollum et Spiderman, chaque pays avait son industrie, ses stars, ses cultes, ses mythes. C’était comme ça, en Inde (où la portugaise et encore coloniale Goa avait sa mini-industrie !), au Mexique, en Argentine, en Egypte… Sharif tourna avec le grand Youssef Chahine qui vient plus tard dégénérer en France en réalisant un navet sur Bonaparte et ses pyramides socialistes. Il était en fait une star, connue à peu près par tout le public cultivé de la cinéphilie, comme le remarquait le grand Sadoul, dont je ne cesse de recommander l’Histoire du cinéma, qui parle d’autre chose que du cinéma américain ; ensuite Sharif est passé à l’ouest comme on dit.

Je ne peux m’empêcher non plus aujourd’hui de négliger la blonde dorure d’O’Toole, et de regarder Lawrence d’Arabie d’un autre œil : on est face à un terroriste, et face à un agent anglo-saxon qui s’appuie sur les forces les plus réactionnaires et sanguinaires pour établir son dominion ; on est face à un « printemps arabe » qui fait partout sauter les locomotives et les stations d’électricité ; on est face à la prise de Damas ; on est face à l’empire britannique qui fait tout empirer… On constate qu’à l’époque de Lawrence, on arme déjà les combattants de la liberté. Quand je vous dis que le cinéma c’est de la programmation… quant au printemps arabe, on rappellera que cette expression inventée par Benoist-Méchin désignait un tout autre programme que celui des frères musulmans : nation, patriotisme, laïcité, scolarité, égalité des femmes. On était loin des émirs !

Sharif est venu à Carboneras car c’est tout près, près de la bourgade de Rodalquilar, transformée en village vide de vacances par la crise et la rapacité immobilière, qu’a été tournée la prise d’Aqaba, et sa charge célèbre. Le colonel triste et gay, tête de turc des ottomans laïcs, et qui reproche dans ses piliers leur prosaïsme aux Français, a pris la ville avec des brigands en leur promettant de l’or ; il leur signe une reconnaissance de dette et le tour est joué ; on croirait un banquier central. Il serait temps qu’on le reprenne, Aqaba.

Omar Sharif nous a déclarés que la gloire de son rôle de témoin passif lui a apporté la solitude. Alors qu’avant, dans l’Egypte enchantée des années cinquante (c’est celle de Dujardin et d’OSS !), il était entouré et fêté. Même fameux on sait que dans cette matrice on n’est que dans un « conglomérat de solitudes sans illusions».

Merci pour votre présence, monsieur Sharif ; car vous étiez et restez le dernier cavalier de l’aventure initiatique, le dernier cavalier d’avant l’Apocalypse.

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Comments (1)

  • LAPRUN Gérard Répondre

    Attention “Cléopatre” a été tourné à Rome, à Cineccitta, comme nombre de grands peplums, “Ben-Hur”, “Quo Vadis”quant au Spartacus de Kubrick je ne sais ou il a été tourné, sans doute aux Etats-Unis.

    26 décembre 2012 à 16 h 59 min

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