Mirbeau, Tolstoï et le règne de la quantité dans les arts

Mirbeau, Tolstoï et le règne de la quantité dans les arts

La fin du dix-neuvième siècle met en place la matrice moderne sur le plan des arts. L’industrie et l’éducation industrielle bouleversent les données héritées de mille ans. Tout est dominé par l’argent, la presse, le sexe (à propos de Zola, Léon Bloy parle même de « cul ») et les scandales. L’art décadent se nomme tel et on voit pulluler les artistes de toutes sortes avec Paris comme capitale des arts, comme c’était d’ailleurs bien montré dans le film rococo French cancan. On eût pu bien sûr en citer des dizaines d’autres (dont celui sur Lautrec de John Huston avec le toujours oppressant José Ferrer).

Voici ce qu’en dit le comte Tolstoï dans son incontournable livre sur l’art :

J’ai lu quelque part qu’à Paris seulement le nombre des peintres dépasse vingt mille : il y en a probablement autant en Angleterre, autant en Allemagne, autant dans le reste des pays de l’Europe. C’est donc environ cent mille peintres qu’il y a en Europe ; et sans doute on y trouverait aussi cent mille musiciens, et cent mille littérateurs. Si ces trois cent mille individus produisent par an chacun trois œuvres, on peut compter chaque année près d’un million de soi-disant œuvres d’art.

Ce règne de la quantité, comme dit René Guénon, né à cette époque (1886), entraîne un effondrement de la valeur ontologique de l’art, promu à une provocation médiatique ou à une simple marchandise, même si l’on distribue partout le nom de génie pour faire monte la valeur numéraire d’une œuvre :

Et maintenant, combien y a-t-il de connaisseurs d’art qui soient impressionnés par ce million d’œuvres ? Sans parler des classes travailleuses, qui n’ont aucune idée de ces productions, c’est à peine si les hommes des classes supérieures même connaissent, de ces œuvres, une sur mille, et peuvent s’en rappeler une sur dix mille.

L’honnête homme est donc perdu dans cette surabondance d’art, comme celui qui voudrait chercher à connaître la vérité sur toutes les affaires et les causes cachées de guerres contemporaines, noyées dans les flots de vétilles distribuées par les média modernes. Tolstoï use d’une image qui étrangement annonce la route de Dorothée dans le Magicien d’Oz.

La situation d’un homme de notre société qui voudrait découvrir une œuvre d’art véritable parmi la masse des œuvres qui ont la prétention d’être de l’art, cette situation ressemble à celle d’un homme que l’on conduirait durant des lieues le long d’une route toute pavée d’une mosaïque de pierreries artificielles, et qui voudrait reconnaître l’unique diamant, rubis ou topaze, véritable qu’il suppose pouvoir se trouver parmi ce million de contrefaçons.

Un autre écrivain, critique d’art de son état, décrit, avec un grand talent de polémiste, la misère des temps. Il s’agit d’Octave Mirbeau. On est à l’époque de van Gogh, qui ne vaut pas encore cent ou deux cent millions d’euros le tableau, et l’auteur du journal de la femme de chambre trouve qu’il y a pléthore de peintres, de salons, d’expositions :

De toutes parts, le flot de peinture arrive, vomi on ne sait d’où, roulant on ne sait quoi. Et cela monte, s’enfle, déborde, déferle tumultueusement. Nous nageons dans l’huile diluvienne ; nous nous noyons dans des vagues de cadmium, nous nous précipitons dans des cataractes d’outre-mer, nous tournoyons emportés comme des maelströms de laque garance. Où donc est l’arche qui nous recueillera et nous sauvera de ces cataclysmes ?

Nous sommes noyés dans l’art et la culture ? C’est ce que diront beaucoup de théoriciens éclairés au siècle suivant (Debord, Boorstyn, même Gombrich). Un peu à la manière de Léon Bloy, Mirbeau finit dans le délire drôle pour dénoncer une situation compromise par la misère des temps et les insensées queues du Louvre ou bien du Grand-Palais :

Nous ne pourrons plus manger, nous vêtir, nous loger. Il n’y aura que des tableaux. Nous peindrons… D’abord, dans les salons de peinture, il y a bien trop de peintures, bien trop de sculptures, bien trop d’architecture, bien trop de tout… Depuis longtemps, je ne me hasarde plus dans les salons de peinture. Par peur de la folie et par ordonnance du médecin, j’ai renoncé à tourner, à tourner dans ces salles, parmi ces œuvres qui m’effarent et ces foules qui me neurasthénisent.

Comme Tolstoï Mirbeau dénonce le critique d’art. Aujourd’hui, grâce à son blog ou à ses commentaires indélicats, tout le monde est critique d’art, est critique de tout d’ailleurs ! Le critique écrit des sottises indélébiles qui, bien mieux que les poussières accumulées et les vernis encrassés, encrassent à jamais vos chefs-d’œuvre, et finissent par vous dégoûter de vous-mêmes.

L’industrialisation de l’art a été bien étudiée par Tolstoï dans son livre. L’art était compromis et il ne restait qu’à attendre les dadaïstes, les scandales surréalistes ou bien Duchamp pour en finir. Depuis on répète, ce qui est le propre de la fin de l’histoire.

A la même époque toutefois les grands esprits se retrouvent, qu’il s’agisse de Tolstoï, de Chesterton, de Bloy ou de l’Anglais Morris : l’esprit du moyen âge, de la renaissance artisanale. L’art est mort, alors on recommande plutôt de retrouver l’esprit de l’artisan, du moujik travailleur ou du rempailleur de chaises, comme dirait Péguy. On laisse l’art aux imbéciles, et l’on pratique son artisanat médiéval dans son catholique parc. Mais cela suppose bien sûr une rupture avec la matrice et ses médias tentaculaires, avec les temps et les espaces compressés de cette Fin des Temps – et des espaces. On sculpte, lime et cisèle pour ses seuls proches.

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Comments (9)

  • Jacques-Yves Rossignol Répondre

    Très intéressant, je ne connaissais pas ces textes.
    Une remarque : si l’on parle déjà d’industrialisation pour l’art de cette époque, comment va-t-on désigner l’étape suivante (le XXe, avec utilisation des techniques “médiatiques”) que l’on désigne assez classiquement maintenant (il faut des concepts un peu stable, çà aide à se comprendre rapidement) par “industrie culturelle” ?

    28 janvier 2013 à 0 h 56 min
  • quinctius cincinnatus Répondre

    chaque contemporain trouve son époque décadente
    c’est la seule constante morale et humaine
    si nous prenons le temps présent l’avalanche littéraire emporte tout sur son passage ; cependant dans 50 ou 100 ans ressurgiront les grands auteurs de notre siècle … comme il en a toujours été car n’oublions pas que même Shakespeare a connu deux siècles d’éclipse
    l’éclipse est le sort naturel des astres

    26 janvier 2013 à 18 h 13 min
  • Pmp Répondre

    Quand une civilisation met Dieu à la porte, elle se coupe d’une source d’inspiration infinie et se retrouve rapidement cantonnée aux limites de l’imagination, de la faiblesse et de la bassesse humaines avec le sexe dans sa bestialité comme point “cul-minant”, ou plutôt comme cul-de-basse-fosse.

    Fin du spectacle ! Circulez, il n’y a plus rien à voir.

    26 janvier 2013 à 9 h 12 min
    • quinctius cincinnatus Répondre

      Dieu n’a jamais été à l’intérieur de la civilisation … chinoise , coréenne , japonaise
      arrêtez de ne juger qu’avec des paradigmes ” chrétiens ” ” juifs ” ou ” musulmans ” !

      30 janvier 2013 à 9 h 08 min
      • Pmp Répondre

        Et toc !

        Ah bon, Monsieur le religieux ? Selon votre interprétation hâtive de mon post et votre sans doute position dominante sur ce site, qui vous donnerait droit de tout tancer sans réplique, vous concluez que mon Dieu n’existerait pas au sein desdites civilisations et que sa providence n’aurait aucun regard sur eux ?

        Leurs ressortissants seraient donc tous irrémédiablement perdus. Quelle étroitesse d’Esprit ! Si c’est cela la conception que vous donne votre religion au sujet de la justice divine, alors gardez-la ! J’en veux pas.

        Gardez votre christianisme étriqué ! Et retournez vite à votre charrue, non pas suite à la victoire, mais pour incompétence.

        30 janvier 2013 à 14 h 33 min
        • les4v Répondre

          Merci d’arrêter là l’échange d’attaques personnelles et de vous en tenir au débat d’idées.

          30 janvier 2013 à 16 h 38 min
          • quinctius cincinnatus

            il faut rétablir le Tribunal de l’Inquisition qui fit d’ailleurs proportionnellement à la population d’alors moins de victimes ( mais tout aussi innocentes ) que le Socialisme de la Dictature du Prolétariat !

            30 janvier 2013 à 19 h 30 min
  • TIARD Martine Répondre

    Au XIXe siècle, même si la quantité était énorme, la qualité subsistait et subsistera encore quelques temps.
    Aujourd’hui, la quantité est toujours là, dans tous les arts, mais la qualité est depuis longtemps tarie et la médiocrité a tout envahi comme si la création était devenue aussi stérile que les philosophes, les littéraires, les peintres, les musiciens, les sculpteurs, les architectes, les cinéastes. Dans cette mondialisation à outrance, la diversité étouffe l’individualité et la création personnelle devient un melting pot inextricable de touches prises ça et là et ne représentant rien d’uniforme et de profond.
    C’est la fin d’un civilisation, sans aucun doute.

    25 janvier 2013 à 19 h 39 min
    • quinctius cincinnatus Répondre

      ” la qualité subsistait ” … surtout pour ceux et celles qui aiment le ” pompièrisme ”
      je me souviens d’avoir été un jour autorisé à visiter la demeure provinciale et familiale d’une grande lignée de fourreurs parisiens :
      dans la bibliothèque pas un livre , mais pas un seul , qui ait pu franchir le siècle
      sur les murs des toiles ( au moins une centaine ) d’une absolue rigidité académique

      27 janvier 2013 à 15 h 05 min

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