La destruction de la filière nucléaire française (version intégrale)

La destruction de la filière nucléaire française (version intégrale)

En ce mois de septembre 2022, alors que le gouvernement ne cesse d’avertir les Français concernant desdifficultés énergétiques dès l’hiver venu, et peut-être même dès l’automne, un peu de mémoire et de bon sens conduit tout de même à s’interroger désormais quant aux conséquences de décisions ou de non décisions politiques, parfaitement vérifiables.

Retour sur image…

 

CERTAINS CHOIX POLITIQUES

 

Super Phénix… Le surgénérateur de Creys-Malville

Ce n’est un secret pour personne que d’avancer des raisons purement électoralistes. En effet, dans un payscomme la France, mais c’est aussi vrai ailleurs, notamment en Allemagne, les mouvements écologistes ou seprétendant tels, pèsent lourd – quitte parfois à sacrifier l’intérêt du pays. Un excellent exemple apparaît enêtre donné par la centrale électronucléaire française de Creys-Malville située dans le département de l’Isèreà environ 60 km à l’est de Lyon. Il s’agissait d’un surgénérateur fonctionnant au plutonium (239Pu), combustible nucléaire issu du programme militaire sous forme d’un métal hautement radioactif produit par les centrales de la filière graphite-gaz, dite à uranium naturel (235U)1.

D’une puissance de 1 200 MWe2, cette centrale prototype, dont le cœur du réacteur était refroidi au sodium, faisait elle-même suite à celle de Phénix, soit 250 MW, gérée par le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). Le surgénérateur de Creys-Malville trouvait donc sa justification car il clôturait ainsi la filière française UNGG initiée dans les années 60. En théorie, ce type de réacteur devait fournir plus de puissance qu’il n’en disposait, d’où le nom de surgénérateur ou communément de Super Phénix.

Après différents aléas de jeunesse qui ne concernaient pas la partie nucléaire de l’installation, et ne mettaient pas en jeu la sécurité, il fonctionna d’une manière tout à fait satisfaisante durant une année jusqu’à son arrêt pour révision annuelle en décembre 1996 mais le gouvernement socialiste de l’époqueprétextant le coût d’exploitation et l’incertitude quant à la rentabilité (ce qui fut pourtant par la suite infirmé), en interdit le redémarrage en juin 1997.

Dans la réalité, le gouvernement était en difficulté et sous la pression des écologistes qui menaçaient de lequitter, ce qui lui aurait vraisemblablement été fatal. In fine, l’affaire estimée par EDF coûta à l’époque 70 milliards de francs, soit 10.6 milliards d’euros.

Actualisés en 2022, cela représente 15.610 milliards d’euros, facture plus élevée que le coût actuel del’EPR3 pourtant régulièrement mis en avant par ces mêmes mouvements écologistes. A cela s’ajoutent différentes modifications au niveau de l’enrichissement du combustible nucléaire destiné aux actuelles centrales à eau pressurisée (REP)4 de manière à petit à petit utiliser le plutonium qui aurait dû être consommé à Creys-Malville.

On peut donc sans guère de risque chiffrer la facture finale aux environs de 18 milliards d’euros actuels.

 

 

 

1             Il s’agit des centrales de Bugey 1, Saint Laurent A1, A2, Chinon A1, A2, A3 fonctionnant à l’uranium naturel, modéré par dugraphite, refroidi au gaz carbonique. Ce type de réacteur est dit plutonigène ce qui à l’époque produisit le plutonium nécessaire pour la force de frappe atomique. Plus aucune de ces centrales ne fonctionne. Chinon A1 est désormais transformée en musée que l’on peut visiter. Ces réacteurs sont également dits UNGG pour Uranium Naturel Graphite Gaz.

2             MégaWatts Electriques = puissance électrique disponible.

3             European Reactor, construit à Flamanville dans le département de la Manche, à côté de la centrale REP existante. Sa puissance électrique est de 1500 MWe.

4             Combustible MOX (Mélange d’OXydes ou Mixed OXydes)

 

Pour l’anecdote, lorsque la décision d’arrêt définitif fut prise, il restait en piscine un cœur et demi neuf, soit quatre années de production pleine puissance.

 

Centrale nucléaire de Creys Malville, dite : SUPER PHENIX. Unité neuve de 1 200 MWe mise à l’arrêt définitif en 1997 et depuis ce temps, toujours en cours de démantèlement.

Au premier plan, la stèle construite par des salariés qui consacrent ainsi l’enterrement de leur unité, une facture actualisée en 2022 d’environ 18 milliards d’Euros tout compris. Photo. JMT avril 2018.

 

 

 

 

Cette enveloppe financière intègre ainsi le coût de l’arrêt de cette centrale et celui des modifications ci-dessus dans l’usine de conditionnement du combustible nucléaire située à La Hague, le coût de l’investissement initial des études et de la construction.

Ajoutons, hors estimation, l’ensemble des retombées sociales et économiques négatives de toutes sortes dans la région, la perte de l’avance technologique de la France en matière de surgénérateur etvraisemblablement, le coût du démantèlement en cours de l’installation, lequel va s’étendre sur plusieurs décennies.

Cette affaire représenta également un coup très dur pour le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) quiavait présidé aux études. Inutile de préciser qu’elle fut aussi très mal vécue, non seulement par une grande partie du personnel mais aussi largement en France, d’autant que ce sera le contribuable/consommateur qui évidemment paiera la facture.

Comble de chagrin, depuis 2019, un grand panneau indique au contribuable qu’il peut désormais venir visiter le chantier de déconstruction de sa centrale. De plus c’est gratuit… Encore une chance ! Toutefois, le visiteur se rappellera-t-il ce que cette déconstruction lui coûte à ce jour, qu’il s’agissait d’une centralenucléaire neuve, la perte de la technologie et qu’à l’époque ce gâchis résulta de raisons purement politiques ?

 

Actuellement, et sans pour autant constituer un idéal en matière d’énergie électrique et de recyclage du 239Pu5, ce sont les Russes qui apparaissent avoir repris l’initiative avec les réacteurs surgénérateurs de la série BN dont même les USA soulignent la qualité et l’intérêt.

Les Chinois sont évidemment tout aussi motivés pour ce type de centrales qui permet de recycler le plutonium.

 

Projet ASTRID

Le projet ASTRID (Acronyme de : Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration)concerne un prototype de réacteur nucléaire dit rapide, de quatrième génération, refroidi au sodium. Dans les années 2010, il était proposé par le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). En quelque sorte, il faisaitsuite à Super Phénix ce qui aurait permis à la France de conserver son avance technologique en matière de réacteurs rapides refroidis par un sel fondu. Toutefois, le gouvernement de l’époque ne donnera pas suite…

 

La centrale nucléaire REP de Fessenheim

Peu identifiée du grand public jusqu’à ces dernières années, les pressions exercées depuis par les mouvements écologistes pour l’arrêt définitif de la centrale nucléaire REP de Fessenheim, soit 870 x 2 = 1 740 MWe n’ont pas tardé à la rendre célèbre.

Un dossier désormais bien connu à travers les nombreuses interventions médiatiques dont nombre ne paraissent pas se soucier de l’argent public et pas davantage des conséquences pour le réseau électriquede l’Hexagone comme du consommateur/contribuable. En quelque sorte, sous prétexte de sécurité et autresarguments similaires, il pourrait éventuellement y avoir comme un arrière-goût de surgénérateur, tel celui de Creys-Malville en l’an de grâce 1997.

Quoi qu’il en soit, ces deux unités qui avaient fait l’objet de travaux nécessaires, disposaient encore dequatre années d’autorisation de production sachant que les centrales REP françaises sont calculées pour 60 années d’exploitation.

Rapport de cause à effet ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, le 30 mai 2020, une nouvelle tranche au charbon d’une puissance de 1 100 MW fut couplée au réseau allemand. Il s’agit de DATTELN 4 située en Rhénanie du Nord-Westphalie.

Si l’on comprend bien, l’Allemagne s’est engagée à arrêter définitivement ses centrales nucléaires6 et à réduire drastiquement l’utilisation des énergies fossiles…

Pendant ce temps, la France arrête deux tranches nucléaires qui ne produisent aucun dioxyde de carbone (CO2), en parfait état de fonctionnement, soit une perte de 1740 MWe nets, dans l’un ou l’autre cas sans quecela soulève de sérieuses protestations. Il est vraiment très important de s’entendre sur la signification exacte du mot écologie, lequel une fois de plus apparaît à géométrie très variable !

 

Petits réacteurs nucléaires

Dans les années 1985-90, diverses études furent conduites, entre autres par EDF, afin d’envisager la construction de petits réacteurs REP de puissance limitée, ceci avec l’espoir de les proposer à des pays en voie de développement, voire disséminés dans l’Hexagone pour alimenter des villes ou autres. Cependant, l’exploitation de ce type de centrale ne fut pas jugée suffisamment rentable eu égard au traitement des déchets nucléaires.

Néanmoins, dès mai 2020, les Russes mirent en service leur centrale flottante équipée de deux réacteurs de32 MWe nets, fournissant également 150 MW thermiques pour le chauffage urbain. Cette centrale sur barge à fond plat permet de s’amarrer en eaux peu profondes. Elle est actuellement stationnée près de la ville de Pevek située dans l’Extrême Orient russe.

 

 

5             La véritable écriture est 239Pu et 235U pour le plutonium et pour l’uranium naturel. Il en est de même pour la masse atomique des autres corps.

6             Ce qui ne serait plus vrai à ce jour… Restrictions obligent.

 

Le coût de cette unité de 64 MWe nets est de 80 millions d’euros, seulement.

Plusieurs pays sont désormais intéressés par cette solution qui, a priori, mérite toute notre attention. Pourtant, que n’a-t-on pas entendu et lu au sujet de cette affaire qualifiée de bombe nucléaire flottante etautres noms d’oiseaux ! C’est évidemment oublier les centaines de bateaux militaires, sous-marins et autres engins équipés de réacteurs nucléaires qui sillonnent le monde – mais silence radio…

 

Réacteur EPR (Européen Pressurised Reactor).

Désormais incontournable dans l’actualité, la centrale de Flamanville (Cotentin), que l’on n’ose plus qualifierde nouvelle, bat désormais presque chaque mois un record de retard, soit à ce jour de septembre 2022, plus de 10 années.

De quoi évidemment se poser quelques questions, sans parler du coût financier qui a quasiment triplé depuis le démarrage du chantier.

Quant aux unités EPR exportées, soit deux à Hinkley Point C en Angleterre et deux autres dans le Sud-Ouest de la Finlande à Olkiluoto, on sait ce qui en advint : surcoût et retard importants.

 

Les problèmes de corrosion

Annoncés aux Autorités de Sûreté en octobre 2021, le phénomène concerne la corrosion sous tensionmécanique d’éléments de tuyauteries du circuit d’injection de sécurité (RIS) de certains réacteurs, uneaffaire qui n’est pas récente, connue depuis 1984 et régulièrement suivie depuis. Quoi qu’il en soit, ceci a conduit à l’arrêt de 12 tranches7, lesquelles selon EDF, devraient redémarrer dès fin d’année. Soyons tout de même certains que la sécurité ne fut jamais mise en jeu, malgré ce que l’on peut entendre ou lire ici et là, nécessairement par des spécialistes mais que l’on peut fréquemment qualifier d’autoproclamés.

 

CONCLUSION

Il ne s’agit évidemment pas d’accabler qui que ce soit mais simplement de s’interroger quant à la politique énergétique en France, particulièrement en matière d’électricité car enfin, et sauf à faire preuve de naïveté,l’on ne peut constater que ce qui suit en matière nucléaire – en essayant d’oublier au passage une surprenante conjonction des décisions prises :

  • En juin 1997, arrêt puis démantèlement de Creys-Malville, soit une perte de 1200 MWe sur le réseau entrainant la perte de l’avance technologique de la France.
  • Arrêt du projet ASTRID mené par le
  • Arrêt ou mise en attente des études concernant de petits réacteur destinés à l’export.
  • Arrêt prématuré de Fessenheim, soit 1740 MWe en moins sur le réseau.
  • Retard et surcoût considérables de l’EPR à Flamanville, soit 1450 MWe nets en
  • Affaire des quatre tranches EPR, soit deux à d’Hinkley Point C et deux à
  • Alignement du coût de vente du MW électrique sur celui du gaz
  • Participation active de la France au conflit ukrainien, alors que la question de sa justification se pose toujours. Un choix politique, manifestement pour des intérêts qui ne sont certainement pas ceux des Gaulois, lequel aujourd’hui entraîne, entre autres, une importante perte d’approvisionnement russe engaz naturel, nécessaire au fonctionnement des groupes à Turbines à Gaz (TAG) utilisés pour les appoints ponctuels au réseau électrique général, soit plusieurs milliers de MWe.

 

TOTAL POUR LES CENTRALES NUCLEAIRES : 4390 MWe auxquels s’ajoutent désormais la perte momentanée de production de 12 réacteurs suite à un phénomène de corrosion sous tension mécanique,connu de longue date et dans une certaine mesure, l’indisponibilité des TAG faute de gaz.

 

7             Une tranche = un groupe turboalternateur et un réacteur nucléaire. Une centrale comporte donc une ou plusieurs tranches.

 

Poursuivant l’analyse, on observe immédiatement que les tranches 900 MWe REP mises en service depuisles années 80, telles Bugey 2 à 5, Tricastin 1 à 4, Dampierre 1 à 4 et Gravelines 1à 6, atteindront les 40années de fonctionnement entre 2020 et 2030 ce qui représente environ 14 480 MWe. Si l’on applique la même disposition que pour Fessenheim, que fait-on après ?

Même si l’on accepte d’en prolonger l’exploitation vers 45 années, la question reste toujours posée. Ceci d’autant que trois réacteurs 905 MWe de Tricastin sont partiellement utilisés par EURODIF, pour l’enrichissement d’uranium faiblement enrichi destiné non seulement aux réacteurs REP de la centrale de Tricastin, mais également et surtout, à celui de l’ensemble du parc des autres centrales REP françaises !

Faut-il dès maintenant que les Français commencent à s’habituer aux restrictions ?

D’autant que la France, jusqu’à ces années dernières, grâce à ses centrales nucléaires, disposait d’une totale autonomie en matière d’énergie électrique peu onéreuse et exportable… Pour le surplus, que vientdésormais faire l’alignement du prix de vente du MW électrique sur le gaz ? Quel rapport ?

Certes, 6 EPR seraient commandés, ce qui représente 8 700 MWe nets mais, compte tenu des perspectives ci-dessus et du délai de construction (en espérant que tout se passe bien), on reste tout de même loin du compte et pour le moins dubitatif.

Ce n’est certainement pas avec des éoliennes, des panneaux solaires pour l’heure largement fabriqués en Chine pour ces derniers et autres énergies bio, vertes, éco-responsables, etc. affublées d’élogieux qualificatifs, que l’on va résoudre l’équation. Arrêtons de mentir et de rêver !

Parc éolien de Coucouron. Département de l’Ardèche. Photo. JMT 2020.

 

Enfin, comment promouvoir le transport à base électrique (voituresautomobiles, cars, etc.) avec de telle perspectives ? Depuis le 2 février2022, après avoir été autant vilipendée par ces mêmes spécialistes tous azimuts et autres écologistes, comment la Commission européenne peut-elle désormais accorder, sous certaines conditions, un label vert àl’énergie nucléaire alors que la réalité apparaît fort éloignée de cette décision.

En effet, précisément en Europe, non seulement la construction de nouvelles centrales nucléaires se fait rare mais en France il est prévu d’ici 2030 d’arrêter un grand nombre de tranches 900 MWe couplées au réseau depuis les années 80.

Toutes ces questions méritent d’être posées et demeurent en attente de réponses claires et précises car il y va tout de même de l’avenir du pays. En effet, l’on voit mal, dans ces conditions, comment assurer une convenable prospérité à la France et aux Français à laquelle ils sont pourtant en droit de prétendre.

Jean-Marc TRUCHET

Ancien ingénieur de l’énergie nucléaire civile.

© Jean-Marc TRUCHET – 08 septembre 2022

Lire avec grand intérêt : ENERGIES RENOUVELABLES… VRAI PROGRES OU AUTRE CHOSE ?.. Auteur : Jean-Marc TRUCHET – En numérique 8 Euros via paypal.

Site internet : www.laplumedutemps.net

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Comments (1)

  • gindrepm35931500 Répondre

    Article très documenté passionnant pertinent et tres utile actuellement , bravo!
    Mériterait quelques re-formulations et mises en perspectives pour un public profane, en particulier le gouvernement actuel.

    11 octobre 2022 à 21 h 31 min

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