Souvenirs sur la naissance du nucléaire français

Souvenirs sur la naissance du nucléaire français

Je voudrais raconter ici cette histoire de ma jeunesse, aux débuts de l’industrie nucléaire en France.

Tout commence en 1964 ; j’ai 27 ans et je viens de rentrer chez COCEI, bureau d’études parisien qui gère des missions de conseil dans les sites nucléaires. Je suis très vite envoyé sur le site de Pierrelatte dans la Drôme où, sur instructions du Général de Gaulle, le CEA vient de construire une usine prototype qui doit produire le combustible des futures centrales nucléaires.

Son objectif est d’enrichir l’uranium 235 jusqu’à un taux de 3 à 5 %, alors qu’il n’est qu’à 0,71 % dans le minerai dont on dispose, constitué principalement d‘uranium 238.

Cet enrichissement se faisait au début par diffusion gazeuse de l’hexafluorure d’uranium à travers un enchaînement de 2 000 colonnes de parois poreuses, avec plusieurs milliers de commandes de réglage de la température, de la pression et du débit de gaz. On a pensé au début pouvoir piloter manuellement cet ensemble bien complexe. Mais il s’est vite avéré qu’il n’était pas possible de gérer de manière linéaire l’enrichissement de cette succession de 2 000 unités et c’est là que j’ai pu apporter une idée nouvelle.

En effet, pendant les mois précédents, le patron de COCEI, ne sachant guère comment occuper un jeune Centralien débutant, et voyant que je maîtrisais bien l’anglais, m’avait demandé de traduire une série d’articles révolutionnaires que l’on trouvait dans les revues californiennes sur l’électronique, car ces articles annonçaient l’arrivée de nouvelles technologies avec des « ordinatrices » qui géraient avec intelligence des processus complexes, bien plus vite que les opérateurs humains.

J’ai donc proposé à mon patron de faire une offre d’une ordinatrice conçue et programmée pour piloter complètement ces 2 000 unités d’enrichissement de l’uranium, à partir de toutes les informations des capteurs existants.

Le CEA Pierrelatte était dirigé depuis sa création en 1959 par un jeune et brillant polytechnicien, M. Georges Besse. Je ne l’avais jamais rencontré mais, quand j’ai remis au CEA, à l’été 1964, une offre au nom de COCEI qui incluait une ordinatrice et sa programmation, il m’a convoqué et m’a interrogé en tête à tête pendant près de deux heures, il a découvert avec passion ce concept nouveau. Il a alors décidé de m’inviter à présenter ce projet moi-même à toute son équipe.

Cette réunion s’est donc tenue, elle a duré plus d’une heure. Puis on m’a prié d’attendre dehors la décision qu’ils allaient prendre sans moi. J’ai ensuite été invité à revenir dans la salle et il m’a annoncé que, malheureusement, la quasi-totalité des cadres présents avaient voté contre.

Mais il a immédiatement ajouté que c’était à lui seul de décider et que, malgré ce vote, il décidait de lancer le CEA dans cette nouvelle technologie. Aussitôt un tonnerre d’applaudissements est venu de toute la salle et j’ai compris quel genre de patron il était.

J’ai donc eu la mission d’écrire le programme qui allait faire marcher ces 2 000 unités d’enrichissement. J’ai eu droit à la construction, tout en haut de l’unité pilote d’enrichissement de l’uranium, d’un local étanche et climatisé à 20° (plus ou moins 0,1°), nécessité pour cette technologie débutante – local qui était réservé à la dizaine d’analystes programmeurs qui, sous ma direction, ont écrit ce logiciel innovant et testé l’ordinatrice.

Quelques mois plus tard, la première usine d’enrichissement a réussi à fonctionner, grâce à l’ordinatrice, premier succès de Georges Besse. Mais cette technologie a vite été dépassée. Peu après, la société EURODIF a construit sur le même site une première unité d’enrichissement par centrifugation, qui s’est appelée Georges Besse, puis en 2011 une autre, 50 fois plus puissante, Georges Besse 2 qui fonctionne toujours aujourd’hui à Tricastin (à côté de Pierrelatte) et fait de la France, via la société ORANO un fournisseur mondial d’uranium enrichi, avec 12 % de la production mondiale, face au leader russe ROSATOM qui détient, lui, 42 % du marché.

Mais, si j’écris aujourd’hui ces lignes, c’est parce que le bon sens frappe enfin nos dirigeants politiques, sensibles à la menace de manque d’uranium enrichi russe, et que la décision vient d’être prise de confier à la société ORANO, héritier actuel de ce site unique en France, la construction d’un nouveau site de production à Tricastin.

Jacques Bénilan

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Comments (2)

  • Sansillusions Répondre

    Félicitations! Très beau parcours technique. Mais je crains que vous ne parliez que d’un temps révolu où les jeunes esprits de fort niveau trouvaient à s’épanouir, construit qu’ils étaient par des formations exigeantes que l’on ne trouve plus guère de nos jours (comparez les niveaux de maths par exemple), même à Centrale . Je me fie à l’observation d’un cas de ma famille que je connais bien et qui a sorti son diplome de Centrale “Paris” en glandant, honteusement de mon avis, au point qu’il aurait mérité de n’être pas reçu. Et il m’a expliqué qu’il était loin d’être le seul dans son cas, à coté de quelques besogneux -euses. La recherche de la “relaxe” maxi, même pour les doués a fait son oeuvre.

    14 mars 2023 à 17 h 20 min
    • quinctius cincinnatus Répondre

      J’ ai un parent ( ancien élève de l’ E.N.S.E.T. ) qui a été il y a de cela quelques années professeur de Mathématiques en classes préparatoires ( Sup. et Spé. ) qui me disait que dès les années 70/80 le niveau en Mathématiques et l’ implication dans un travail sérieux avait progressivement disparu chez ses élèves qui pensaient plus à ” faire la fête ” dès le vendredi soir qu’ à rendre leur copie le lundi

      16 mars 2023 à 9 h 55 min

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