Alexandre Ptouchko, le cinéaste initiatique de l’ère soviétique

Alexandre Ptouchko, le cinéaste initiatique de l’ère soviétique

Le cinéma soviétique a été caricaturé et même occulté par son avant-garde esthétique bolchévique qui aura surtout inspiré l’art de la propagande et la publicité moderne : les monteurs américains copient tous le premier Eisenstein et son efficace brutalité. On a du coup ignoré l’inspiration mythologique, folklorique et initiatique de ses grands petits maîtres, au premier rang desquels Alexandre Ptouchko, qui connurent leur heure de gloire avec la grande guerre patriotique et le revirement culturel de ce grand pays.

 Dans son excellent livre sur le déclin de l’art qui recense déjà tous les délires et déboires de l’art dit moderne, le comte Tolstoï nous donne une définition à la fois médiévale, chrétienne et je dirais soviétique de l’art traditionnel : « il est un moyen d’union parmi les hommes, les rassemblant dans un même sentiment, et, par là, indispensable pour la vie de l’humanité, et pour son progrès dans la voie du bonheur. » Alexandre Ptouchko a très bien exprimé cette définition de l’art, un art qui célébrait la patrie, la terre des ancêtres et la loi de nos rois. On comprend que ce très grand auteur n’ait pas été cité en Amérique, où son œuvre fut froidement pillée (le grand navigateur Sadko devenant Sinbad le marin !), ou qu’on l’ait comparé stupidement – sur wikipédia, comme toujours ! – à Walt Disney alors que les deux réalisateurs n’ont rien à voir : Disney recycle et caricature pour vendre, Ptouchko puise dans les mythes slaves pour inspirer un grand peuple. Il n’y a qu’à voir le bilan du monde Disney chez Obama ou ailleurs. Le fait que Ptouchko soit oublié ne fait que confirmer la misère de ces temps.

 On peut certes se satisfaire de la médiocrité dans laquelle on patauge ; et je ne veux pas me faire accuser d’être à la solde de l’URSS : c’est un peu tard et ridicule ! Je veux juste donner quelques conseils cinéphiliques, en rappelant que Youtube peut aussi être une belle source de trouvailles pour ceux qui n’ont pas les moyens comme moi de se fournir de l’autre côté de l’ancien rideau de fer ! A ce propos je remercie encore Igor et Elena de nous envoyer de Dniepropetrovsk toutes ces merveilles : les films d’Alexandre Rou, dont j’ai déjà parlé, l’as soviétique du cinéma symbolique pour enfants, et bien sûr ceux de Ptouchko.

 Pour se donner une idée, Ptouchko est plutôt l’équivalent – que de Walt Disney – de Cecil B. de Mille, génie de la couleur, de la profondeur de champ, du mouvement des masses, et de la geste épique ; et bien sûr de Fritz Lang, le vrai Fritz Lang, celui du cinéma muet et du testamentaire Tombeau hindou. Artiste polyfacétique, il est d’abord marionnettiste et animateur (d’où la comparaison avec Disney). Il va inventer une série de procédés et dominer la couleur comme personne. Son inspiration va devenir de plus en plus initiatique, comme celle de beaucoup des grands maîtres soviétiques (cela exaspère le critique Lourcelles, qui ne comprend rien à ce cinéma, quand il ne le méconnait purement, à l’instar de presque tous les critiques pour qui Bogart et Dean demeurent les étalons de notre culture).

 En 1935, il réalise une version géniale de Gulliver (on sait que le matérialiste Robinson est le livre de chevet de Staline, qui industrialise le pays des koulaks à coups de triques !), où les lilliputiens sont de simples…marionnettes animées plan par plan. La marionnette caricature le roi baroque et dégénéré qui rêve de guerre à tout bout de champ. La caricature du roi baroque est très présente aussi dans le cinéma de Rou, alors que le moyen âge est toujours profondément respecté. On croirait voir Candide en action dans cette comédie. Le Gulliver très « pionnier » est joué par un gamin soviétique qui rêve qu’il est Gulliver et donc refait le conte à sa manière ! Notre grand travailleur a aussi adapté Pinocchio, d’après l’œuvre du grand Carlo Collodi, qui inspira aussi Disney et son film le moins malsain. Les marionnettes y sont inouïes : voyez ce chef d’œuvre.

Ptouchko va adapter les grands poèmes épiques de Pouchkine. Il y a l’incroyable Tzar Saltan, dont on peut découvrir la partition (de Rimski, comme Sadko) sur Youtube, qui présente un des plus beaux contes de fées russes (skaska). Il y a surtout Ilya Moroutmetz, récit légendaire (bylina) qui narre la lutte des kiéviens et des blonds paysans contre les tartares (Hitler n’a pas compris que les tartares n’étaient pas en Russie, mais plus à l’est…) sous l’égide d’un héros surhumain jusque là paralysé par une malédiction… et guéri par des pèlerins. Les paysages de l’Oural sont sensationnels, et la légende veut que l’on y compte cent mille figurants et dix mille chevaux, sans compter les cloches et les signes de croix !

 Car ici encore, les mouvements de foule, les couleurs, les décors font penser à un mystère médiéval. Ces gestes médiévales célèbrent la figure protectrice des grands chevaliers, les bogatyrs.

 J’en reviens à mon excellent comte Tolstoï :

 Les artistes du moyen-âge, s’inspirant à la même source de sentiment que la masse du peuple, et exprimant ces sentiments par l’architecture, la peinture, la musique, la poésie ou le drame, étaient de véritables artistes ; et leurs œuvres, comme il convient aux œuvres d’art, transmettaient leurs sentiments à toute la communauté qui les entourait.

 L’art soviétique avait-il une dimension médiévale ? Revoyez Andreï Roublev dans cette perspective pour mieux comprendre Tarkovski !

 A la fin de sa longue et prestigieuse carrière d’artiste de l’Union soviétique, Ptouchko dirige (le tournage dura quatre ans !) son chef d’œuvre, Ruslan et Ludmilla, toujours d’après Pouchkine. Toujours d’extraordinaires décors, des princes blonds, des héroïnes brunes, les mondes mystérieux qui évoquent Tolkien et ses forêts d’Ents, toujours la vision de la grande Russie comme terre du milieu, et bien sûr les vilains Tartares au coin de la steppe. Seule avait baissé la qualité des repérages : le film a été tourné en Crimée, ce qui est très bien, mais ne vaut pas l’Oural. Mais le seul vrai regret que je ferai concernera la musique : Ptouchko n’a pas eu Prokofiev ou Chostakovitch pour l’aider à magnifier son œuvre.

 Je conseillerai enfin un opus encore plus méconnu, dans le saint des saints de ce très crypté cinéma : la fleur de pierre, d’inspiration très germanique (une fée de la montagne tente de retenir un mineur dans sa montagne sacrée ; il en est libéré par sa fiancée), et qui n’est pas sans évoquer l’ Ofterdingen de Novalis. La pellicule Agfa venait d’ailleurs des Allemands. On était en 1946. Cette œuvre est une pure magie initiatique.

 Alexandre Ptouchko doit être cinéaste au paradis (socialiste ?) maintenant.

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Comments (2)

  • Marina Répondre

    Bonjour
    J’ai tout juste découvert votre site en lisant le texte sur la France après de Gaulle (magnifique) et je me suis mise à parcourir la longue liste de vos écrits.
    Vous avez pleinement raison pour Ptouchko et nos autres maîtres du cinéma pour la jeunesse mais qui donc diffuse ces films sur les chaînes des TV occidentales? Personne! On préfère intoxiquer et dépraver dès l’enfance avec des productions violentes, de mauvais goût avec zombies, vampires et détraqués en tous genres à gogo, afin qu’arrivés à l’état adulte on trouve géniales les “œuvres” de Tarantino ou l’indécente”Palme d’or” décernée hier.
    Si le cinéma russe vous intéresse, je vous recommande de Pavel Lounguine son tout dernier film “Le directeur d’orchestre” en plus de “l’ile” et de “Ivan Grozny” ( rien à voir avec le film d’Eisenstein). Et aussi du réalisateur V.Bortko son “Idiot” d’après le chef d’oeuvre de Dostoievski et “Le Maitre et Marguerite” splendide mise en scène du roman de Boulgakov, l’un et l’autre produits pour la télévision, en 10 épisodes chacun. Bien sur le problème est la langue russe mais des sous titres anglais se trouvent sur la toile.

    27 mai 2013 à 15 h 10 min
  • jean luc Répondre

    Merci au modérateur d’envoyer cette version corrigée
    M Bonnal,
    merci pour cet article sur Ptouchko ,héla, trop peu connu des occidentaux. J’ai modestement écrit un article sur lui sur le site KINOGLAZ où vous pourrez voir aussi des photos inédites ou tres peu vues de son oeuvre.
    Je vous recommande aussi sur ce même site un chef d’oeuvre de la science fiction soviétique injustement ignoré « le voyage cosmique » de Zuravlev. Certains techniciens de Ptouchko (le décorateur entre autres) ont collaboré à ce film qui avait bien 15 ans d’avance sur les américains (il faudra remonter à Destination Moon de Pichel / Pal en 1950).
    Alexandre Rohou hélas inconnu a réalisé , entre autres, un petit chef d’oeuvre gothique bien avant Roger Corman « les nouvelles aventures du chat botté ».je l’ai en version russe et allemande et le mets , si vous le souhaitez à votre disposition mais n’ai pas vos coordonnées.

    21 décembre 2012 à 13 h 39 min

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