Arnaud Guyot-Jeannin, la fin de la France et son cinéma

Arnaud Guyot-Jeannin, la fin de la France et son cinéma

J’ai l’occasion d’évoquer un sujet capital, aussi je vais prendre mon temps ! Mon vieil et toujours jeune ami Arnaud Guyot-Jeannin publie, aux éditions Xénia, et pour la modique somme de 17 euros, un eschatologique livre sur les visages du cinéma, essentiellement français, qui recense, sur le mode lyrique qui est le propre de son auteur, l’attitude des dernières grandes générations d’acteurs face à ce qu’il est bien convenu d’appeler la disparition, et non plus la décadence, de notre civilisation.

Arnaud se fait le porte-voix des Delon et des Audiard, prophètes du monde lugubre décrit par Nietzsche, ce monde où « tout est vain, tout est mort, tout a été ! » La disparition de la France est allée de pair avec celle de son cinéma, de ses voix, de ses plumes, sans qu’il soit trop possible de s’en prendre à un responsable possible. L’esprit des temps, l’américanisation, les modifications techniques, le vieillissement ou la mort de nos vieux anarchistes de droite non remplacés (pourquoi ? pourquoi ?) ont joué là un rôle plus fort que la catastrophique élection du 10 mai 1981, dont la France ne s’est pas plus remise que du 10 mai 40. Le socialistes ont imposé « par la sébile » leur culture de mort et de jouissance, de libertarisme et de censure PC, de chasse au franchouillard et d’imprécations pédagogiques, et le tour était joué. Bienvenus au « kolkhoze fleuri » !

Le livre m’a surpris : tout le monde est conscient du désastre actuel. Mais pour montrer à quel point des acteurs malgré tout importants, et malgré tout imposants, sont conscients comme nous des problèmes, problèmes que le système ne peut ni ignorer, ni censurer, je citerai des lignes impressionnantes tirés du livre d’Arnaud.

D’Alain Delon, toujours inspiré quand il évoque la fin de l’Histoire et du cinéma (lui date la fin du cinéma en 1980, comme Guyot-Jeannin, moi je préfère comme Lourcelles la date de 1960. Rocco et ses frères, le clan des siciliens, le cercle rouge, quand on sait voir, c’est déjà la fin des haricots), Arnaud cite cette célèbre diatribe :

« Le cinéma, ça a existé, avant, dans des lieux magiques et rouges. Maintenant, ils ont tué le rouge. Ils ? C’est simple : la télévision, le commerce, l’argent. Des assassins bien modernes et très fourbes. Ils tuent sans intention de nuire. Au contraire, disent-ils, nous voulons le bien du plus grand nombre, nous sommes des assassins démocrates : Nice People et complexes multisalles. Où est l’écrin ? Où est le rouge ? Avec eux, c’est l’usine, le siège en skaï, l’écran minable, le son terne. Aujourd’hui, quand on entre dans un cinéma, on n’a plus le sentiment de sortir du réel. Alors, pourquoi y entrer ? J’appartiens à une génération de dinosaures terrassés par des nains. (…) Voilà, mon cinéma est mort. Et moi aussi. »

Etonnant, non, le coup des « assassins démocrates » ! On se souvient que Belmondo, étrangement oublié par Guyot-Jeannin, tout comme Godard, qui «était des nôtres », comme disait notre cher Parvulesco, avait pourfendu la disparition du cinéma de quartier, et même français, face à l’invasion américaine (ou pour mieux dire l’abrutissement apatride à passeport américain). Sur ce sujet jadis brûlant, et qui fait bailler maintenant (souriez, vous êtes déjà morts !), Arnaud donne à déguster cette envolée lyrique du fatigant Luchini, qui n’en finit pas de se survivre :

« […] je vais prendre un exemple infiniment petit : Saint-Germain-des-Prés, où l’on enlève les librairies, où il n’y a plus que des Japonais. On fait un acte criminel sur le plan culturel. Voilà ce que serait un pays dominé par le libéralisme à l’américaine. Il faut interdire cette folie du marché. Le dynamisme du marché américain ne va pas fabriquer de la civilisation, mais une caricature de société marchande. Quand un quartier est envahi par la bourgeoisie, le privilège et son arrogance, on va vers la mort. »

On va aussi vers les vingt mille euros du mètre !

De Maurice Ronet, personnage fascinant, sur qui j’avais failli écrire une biographie, militant nationaliste à ses heures perdues, filmeur des chevaliers varans et héraut guerrier de la lucidité bafouée, Arnaud cite les propos suivants :

Il dira à ce propos : « J’ai remarqué dans mes compositions que c’est au moment où je commence à dire la vérité qu’on me bousille. On punit toujours le héros que je représente, dans sa clairvoyance, son cynisme, sa lucidité. » Puis : « J’ai souvent incarné celui qui jette un défi à la morale, à la vie. Et ce personnage-là n’a pas sa place. Alors, il faut le “flinguer”. »

La société actuelle d’ailleurs taxe d’aigri ou de raté tous ceux qui la contestent. A l’écran, elle les tue. Ce n’est pas pour rien que Ronet adapta pour la télé le fantastique petit Bartleby, le commis qui le premier a dit non à Wall Street ! Il lui manquait la culture de l’assouplissement quantitatif, la pauvre !

On sait que les gens de la nouvelle vague étaient jeunes très à droite, surtout Godard ou bien Chabrol (voyez et revoyez les Cousins…), pour ne pas parler de Rohmer ou du premier Truffaut… Mais c’est une droite métaphysique, pas une droite de marché. En tout cas nos plus grands acteurs ne se font pas prier pour être très conscients de la destruction de la France et de sa civilisation. De Michel Bouquet, acteur chabrolien qui a aussi incarné le Mitterrand inspiré de la fin, notre ami donne à méditer les propos suivants :

« Quand je suis dans ma Bourgogne natale avec ma femme, il suffit que je sorte de notre village pour me sentir étranger dans celui d’à côté. C’est épatant ! Car c’est enrichissant, troublant de côtoyer des gens qui ne vous ressemblent pas et qui vous apportent beaucoup par leur altérité même, surtout pour un comédien. Ah, les “vrais” Espagnols, les “vrais” Italiens, les “vrais” Flamands d’antan… » Et d’ajouter : « J’espère que la mondialisation et cet horrible culte du “nombre”, de la masse, de l’“audimat” international qui nous dominent de plus en plus ne vont pas bientôt tout emporter, tout gâcher (…) »

Qu’on le rassure, c’est déjà fait, et les peuples momifiés dans la matrice américaine en sont tous bien ravis ! Il y a un million de franchouillards à Londres, et deux millions de british dans la campagne gauloise ! Et combien de chinois au mont Saint-Michel avec sa gare de RER ?

A qui se rattacher ? Je me souviens de cette étonnante année 93. Comme tout bon garçon de la droite enracinée, Arnaud est fasciné par le « promeneur du Champ-de-Mars », Mitterrand-le-grand-initié qui prophétise qu’un jour l’Europe sera sous la férule de Goldman Sachs !

Tour à tour cynique, infantile, calculateur, croyant aux « forces de l’esprit », il assène aussi :« Après moi, il n’y aura que des financiers et des comptables ». Il séduit et fascine en empruntant les masques du diable. Évoquant « l’enracinement mystique » chez Péguy et se démarquant de son intérêt juvénile pour Léon Bloy dont « le désespoir (le) gêne », il déroute le spectateur qui ne sait plus très bien à qui se fier.

Quel spectateur, Arnaud ? Celui qui vote Hollande ?

Arnaud était personnellement lié avec Claude Sautet, cinéaste réaliste de la gauche un peu caviar, auquel nous devons une recension un peu vieillie de la France minée des trente glorieuses. Car Claude Sautet, note Arnaud, ce sont « les cafés et brasseries françaises, les reflets dans les vitres, la pluie, les voitures, les imperméables, Paris et sa banlieue, les maisons de campagne etc. », autrement dit du Balzac sans la prose célinienne ! D’ailleurs…

S’il y a un thème récurrent dans les films de Claude Sautet, c’est bien celui de la domination de l’argent. Il s’en expliquait franchement : « Dans tous mes films, il y a l’argent, comme un rapport de forces. C’est le rapport à l’argent, et à ses facilités de corruption qui prédomine. »

Comme aurait dit Audiard, rien de nouveau sous l’oseille !

Plus intéressante, l’analyse que faisait Sautet de la mort de Michel Piccoli dans son accident de voiture des Choses de la vie :

« S’il meurt et s’il a eu un accident, constate le réalisateur, ce sont les conditions dans lesquelles il vit dans la société, l’état de la vie urbaine, qui provoque à un certain âge une espèce d’agression sur sa sensibilité ; cela fait qu’il ne voit aucune issue possible, même avec les êtres qu’il aime. Eux aussi l’agressent sourdement et rendent sa sensibilité trop fragile. »

L’accident de voiture comme hara-kiri social ? C’est l’époque, pompidolienne en diable, où l’on compte 16 000 morts par an sur les routes, où la matrice consumériste, entre la bagnole, le week-end, les congés payés et la résidence secondaire, sacrifie littéralement bon nombre de vies humaines. Les trente glorieuses, ainsi nommées par un bouffon de sociologue heureusement oublié, sont ainsi une petit mort, bien décrite par un auteur comme Chabrol d’ailleurs (pensez aux métaphores sanglantes du boucher ou de la bête incarnés par le grand Yanne). Petite mort, la vie moderne ? Comme le dit un des personnages de Sautet, joué par un acteur-réalisateur qui dix ans avant avait réalisé la guerre des boutons (pauvre France oubliée !), « Tout a l’air de changer, mais, en fait, rien ne bouge. Les gens votent pour les mêmes et tout s’affaisse petit à petit. On est comme des petits vieux qui regardent… Et ça me fait chier d’en devenir un. »

Et Audiard ? Arnaud en parle bien, mais il est toujours facile de parler d’Audiard. Sa France de m’as-tu-vus en tractopelle, de mères maquerelles et d’anciens cons battus n’est pas toujours ma tasse de thé – et son verre de Suze non plus. Mais il me semble qu’Audiard touche à la vérité absolue et transcendantale quand il fait dire à son banquier Volfoni (quelle belle allusion à Venise !) dans les Tontons flingueurs, ces deux phrases célèbres :

Aux quatre coins de Paris qu’on va le r’trouver, éparpillé, par petits bouts, façon puzzle. Moi, quand on m’en fait trop, je correctionne plus, j’dynamite, j’disperse, j’ventile. »

Il me semble que c’est le programme de la société actuelle, européenne, américaine, mondialisée métissée, numérisée, génétiquement modifiée, et sans futur : elle nous a dynamités ; elle nous a dispersés, elle nous a ventilés. Et Paris, et la France sont un puzzle.

Seul le coup de poing de Lino Ventura pourrait nous sauver. Mais où est-il ?

Il faut lire et relire le livre d’Arnaud. Car il contient la vraie lucidité.

Nicolas Bonnal

Arnaud Guyot-Jeannin, les visages du cinéma, préface de Jean-Paul Török, Xénia, 17 euros.

(4 Vérités-DIP 18 à 24, quai de la Marne 75164 Paris Cedex 19
(+ 4,50 € de port)

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Comments (2)

  • quinctius cincinnatus Répondre

    ne vous désolez pas Monsieur Bonnal sur le cinéma " franchouillard " ; en France le cinéma c’est la politique et là nous avons des acteurs dignes du boulevard ( ce qui nous ramène au cinéma " franchouillard " )

    8 octobre 2012 à 13 h 34 min
  • Anonyme Répondre

    Je ne résiste pas au plaisir de reproduire un autre fabuleux dialogue de Cinéma dans "Archimède le Clochard" de Gilles Grangier en 1958.

    Trois foireux viennent emmerder Archimède (Jean Gabin) parce qu’il donne du jambon à son chien..

    L’un des trois foireux finit par s’adresser à Archimède en ces termes : "Moi, c’genre là, ça m’les casse"

    Ce à quoi Archimède répond :

    Et ben moi, c’qui m’les casse, c’est les faux affranchis, les pétroleurs syndiqués, les anars inscrits à la Sécurité Sociale.

    Ça refait la Chine, ça reprend la Bastille et ça se prostitue dans des boulots d’esclave !

    Ah, y sont beaux les réformateurs du monde………

    Le statisticien qui baguenaude un placard d’usurier, le Chinetoque qui propage les danses tropicales et l’mange-merde qui prône la gastronomie !

    Ah, il est mimi,l’triumvirat !… Un beau sujet d’pendule !… Allez, viens, ma belle, (en s’adressant au chien) qu’on foute le camp, qu’on voit plus ces affreux !…

    Les dialogues sont de Michel Audiard ! Tiens, encore lui……..

    Qu’on imagine un peu ce genre de réparties aujourd’huy sur un plateu de téloche !

    De quoi attrapez une mélenchonnite aigüe………..;

    http://www.dailymotion.com/video/xf402f_ah-ils-sont-beaux-les-reformateurs_shortfilms

    8 octobre 2012 à 13 h 22 min

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