Cicéron et la vieillesse occidentale

Cicéron et la vieillesse occidentale

Ce qui ne nous tue pas nous rend plus vieux.

On a coutume de se trémousser en émettant la phrase pompeuse de Nietzsche : ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. En réalité, ce qui ne nous tue pas nous rend surtout plus vieux. Et y a-t-il une limite maintenant à la vieillesse et à la fausse vie qu’elle induit, si proche d’ailleurs de la vie postmoderne (avachissement, inactivité, télé, hypocondrie) et de la passivité spirituelle et physique qu’elle suscite ? On a tendance a vieillir plus longtemps, mais aussi plus jeune dans un monde où l’on sature toujours plus vite.

Il est facile de taper sur le monde blanc. J’ai traité ailleurs, sans être compris, de ce problème. Il est encore plus facile d’ignorer qu’il vieillit dans des proportions inouïes, et que c’est la première (et dernière) fois que l’humanité est confrontée à l’épineux problème d’un vieillissement, global et sans doute interminable : il se terminera avec elle, comme dans un mauvais épisode de science-fiction, c’est cela ce que je veux dire. L’écroulement démographique de la Chine suivra de peu le nôtre de toute manière. Il restera l’Afrique, ce vivier éternel…

Dans son fameux traité De senectute, le prestigieux orateur Cicéron – à qui une mort infamante évita les outrages d’un âge trop avancé – nous console sur les effets du vieillissement. Considérant que nous allons être 500 millions de vieux dans dix ans, et plus d’un milliard et demi à la fin de ce long siècle, je m’en remets à ses conseils… qui n’ont pas pris une ride.

Cicéron se console en précisant que chaque âge peut trouver son réconfort ; je le cite dans la traduction de l’académicien Nisard :

Tous les âges sont insupportables à ceux qui ne trouvent en eux-mêmes aucune ressource pour orner et remplir leur existence ; mais pour qui sait trouver en soi tous ses biens, les diverses conditions de notre nature où le cours des choses nous amène ne sont jamais des maux.

Bien entendu, il note le paradoxe suivant : on ne veut pas mourir jeune et on ne veut pas vieillir :

Telle est en première ligne la vieillesse, que tous souhaitent d’atteindre et qu’ils accusent dès qu’ils y sont parvenus, tellement est inconstante et inique l’humeur insensée des hommes!… Ensuite comment la vieillesse leur serait-elle moins insupportable à l’âge de huit cents ans, par exemple, qu’à celui de quatre-vingts? Le passé, quelque long qu’il soit, une fois écoulé, ne peut donner aucune consolation à des sots vieillis.

Cicéron nous rappelle ensuite, au cas où nous l’aurions oublié, que la vieillesse ne rime pas forcément avec sagesse :

J’ai connu beaucoup de vieillards qui ne se plaignaient pas, qui se voyaient avec plaisir affranchis du joug des passions, et que les respects environnaient.

Le grand penseur prône une paix de l’âme d’inspiration stoïcienne. Il calme son ardeur de consul romain à la retraite :

II est vrai que tous les vieillards ne peuvent être des Scipion et des Fabius, ni avoir à se rappeler leurs prises de villes, leurs combats sur terre et sur mer, leurs guerres et leurs triomphes. Le soir d’une vie calme, élégante et pure, a sa douceur aussi et son charme

Ensuite il va réfuter avec un discours argumentatif digne du présent bac de français (misère du bac de français !) quatre maux attribués à la vieillesse :

Quand j’y réfléchis, je trouve quatre motifs de l’opinion répandue sur l’importunité de la vieillesse : le premier est qu’elle nous interdit l’action; le second, qu’elle enlève nos forces; le troisième, qu’elle nous sèvre de presque tous les plaisirs; le quatrième enfin, qu’elle est le prélude de la mort. Examinons, si vous le voulez, ta valeur et la justesse de chacun de ces motifs.

Admirez ce latin : A rebus gerendis senectus abstrahit. Quibus?

Il veut dire les choses suivantes :

La vieillesse nous interdit l’action. Quelle sorte d’action ?

Ensuite, heureusement, Cicéron s’exprime en français direct :

Est-ce celle qui convient à la jeunesse et à la vigueur de l’âge? Mais n’est-il pas des affaires réservées à la vieillesse, et que la prudence de l’esprit peut seule traiter même lorsque les forces défaillent?

Cicéron se console ainsi, alors qu’il n’a pas vu une société où tout le monde devient vieux et qu’il ne connaît pas le cours des actions des biotech en bourse ; je synthétise ses propos consultables en ligne :

–         Je ne regrette nullement les forces de mon jeune âge… Il faut user de ce que l’on a, et en tout agir selon ses forces.

–         Il n’est pas raisonnable au jeune homme de regretter l’enfance, et à l’homme mûr de pleurer la perte de la jeunesse. Le cours de notre vie est réglé ; elle suit invariablement une route naturelle et partout la même.

–         La vieillesse est, dit-on, sevrée de tout plaisir. Mais c’est un admirable privilège de notre âge, que de retrancher ce qu’il y a de plus vicieux dans la jeunesse !

–          Ni les lois ni les mœurs n’imposent à notre âge des fonctions qui ne puissent s’accomplir sans vigueur corporelle.

Nous nous sommes accoutumés à une vision idéale du vieux sage (hébreu, sioux, ou bien sûr romain) dans nos antiquités quantitatives. En réalité le malheur et l’impotence frappaient aussi les seniors (le mot est romain, je peux donc l’utiliser sans m’écraser sous l’euphémisme en cette heure misérable) de l’Antiquité aussi bien que nos hommes politiques, et Cicéron remet les pendules à l’heure :

Mais il y a une foule de vieillards tellement impuissants qu’ils ne pourraient vaquer à aucun emploi, et qui ne sont, dans toute la force du terme, propres à rien. — Cette impuissance n’est pas particulière à la vieillesse, elle est partout attachée à la mauvaise santé.

Et là, d’une manière géniale, Cicéron va parler des vieillards de comédie, les avares et les bavards, qui annoncent notre âge, qui ne sait que consacrer le génie de Molière (dont j’ai aussi parlé, avec l’insuccès que l’on sait) :

Et quand Cécilius nous parle de ces imbéciles vieillards de comédie, il faut entendre les vieillards crédules, radoteurs, dont le cerveau déloge; et certes ce ne sont pas là les défauts de la vieillesse, mais ceux des vieilles gens qui tombent dans l’inertie, la caducité, et une sorte de léthargie morale.

Je dis que ces gérontes de comédie annoncent notre âge car de nos jours les jeunes et même les enfants tombent dans cette léthargie morale et l’inertie, à grands renforts de chips, de sucreries, de TV à forte dose et de jeux vidéo. C’est souvent chez les seniors (dont je  ferai bientôt partie) que l’on trouve les esprits les plus éveillés, parce que non élevés dans le nuage de pollution spirituel qui recouvre notre monde. Mais je dois reconnaître que le niveau des seniors a baissé par rapport à mon enfance, tout le monde maintenant ayant été élevé ou plutôt dressé dans cet environnement techno et fétide.

Je vous laisse le soin de découvrir ce maître-texte et lui laisse l’ultime parole, qui balaie toutes les sornettes de cet orient depuis tombé dans le plus grossier consumérisme :

Quand je dis privation, c’est absence de désir qu’il faut entendre, car on n’est point privé de ce qu’on ne désire pas.

On n’est point privé de ce qu’on ne désire pas ! C’est encore mieux que la Bhagavad-Gîtâ !

Nicolas Bonnal

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Comments (4)

  • quinctius cincinnatus Répondre

    ” Les civilisations naissent , croissent et déclinent ; à leur naissance elles n’ont pas assez de conscience pour savoir si elles sont heureuses ou malheureuses ; elles n’acquièrent cette conscience qu’à leur déclin , pour sentir leur souffrance ”

    Fernando PESSOA in ” O Eremita de Serra Negra ” *

    * Biblioteca Nacional de Portugal

    26 décembre 2012 à 13 h 50 min
  • Daniel Répondre

    Ce texte est un vrai bonheur. A mettre en beaucoup de mains dont les cerveaux ne trouvent que des inconvénients à une liberté de plus en plus grande.

    25 décembre 2012 à 21 h 17 min
  • Henri DESPLANCHES Répondre

    Joyeux NOËL !!!
    Sur la vieillesse, je conseille aux lecteurs de lire l’admirable “ELOGE DE LA VIEILLESSE” de Christian COMBAZ. publié da

    25 décembre 2012 à 11 h 09 min
  • geodelaba Répondre

    Votre article me plait, il me régale me réconforte et j’y retrouve un vieil ennemi de mes 15 ans qui reste une référence dans mes réflexions 2000 plus tard !
    Je vous en remercie!
    A bientôt de vous lire.
    Geo

    24 décembre 2012 à 15 h 06 min

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