Docteur Tati et Mister Hulot

Docteur Tati et Mister Hulot

Je fais partie de ceux pour qui Tati a beaucoup compté, moins comme artiste que comme sémiologue, comme manipulateur de signes dans un monde qui en est sevré, et qu’avait magistralement décrit Roland Barthes dans les années cinquante, à l’époque même où Tati était peut-être considéré comme le plus grand cinéaste du monde, en tout cas le plus innovant, le plus décalé, le plus à part.

La récente polémique sur la pipe de monsieur Hulot, qui montre jusqu’à quel point la folle abjection du politiquement correct peut aller, a relancé le débat. Car la pipe de l’homme au chapeau n’est pas un outil mais un signe. On ne voit quasiment jamais monsieur Hulot l’allumer, mais on voit, dans Les Vacances, un réceptionniste la lui ôter pour comprendre ce qu’il veut dire. La pipe de monsieur Hulot l’empêche de parler, comme les ailes de géant de l’albatros de Baudelaire l’empêchent de voler. Elle lui cloue le bec au sens littéral : Hulot ne peut prononcer les consonnes, il ne peut que s’exprimer par hiatus ou onomatopées : Hu…Ho… En cela aussi Tati est sémiologue, comme Louis de Funès dans les Belles Bacchantes, qui à la même époque s’exprime dans un charabia, un baragouin que seul, dit-on, Georges Dumézil, avait pu déchiffrer.

Priver Hulot de sa pipe, c’était le rendre à même de venir jacasser sur un plateau de télé. On remerciera à la RATP de nous l’avoir rappelé, on n’en attendait pas moins d’elle. Mais venons-en au problème de fond : n’y a-t-il pas un contresens total sur l’œuvre de Tati ?

L’histoire du cinéma a fait du grand Jacques une espèce de "Jean-Jacques Rousseau qui n’aurait pas lu Marx" (Dominique Noguez), un doux rêveur perdu dans un monde d’automobiles, de territoires protocolaires, de panneaux de signalisation et autres baies vitrées.

On peut aussi voir en Tati un témoin de l’entropie des Trente Glorieuses qui du village du Facteur Cheval du cinéma a fait les immondes suburbia modernes, les détritus urbains que dénonçait le grand Mumford. Mais je crois que les choses ne peuvent en rester là.


Le cinéma comique, signe de la déshumanisation du monde

Bergson a dit que le rire est du mécanisme plaqué sur du vivant. C’et une maîtresse phrase. Le cinéma muet, avec ses 18 images par seconde, est l’art des années folles, des roaring twenties, de la voiture, des routes à bitume, comme de la mécanisation du monde que la première Guerre Mondiale avait enclenché. C’est pourquoi les grands maîtres de cette époque sont soit des athlètes de la caméra, du cinéma-vérité (Ruttmann en Allemagne, Vertov en URSS), soit des comiques, comme Chaplin, Lloyd, et surtout Keaton dont Tati reconnaissait le génie du jeu de jambes.

Il n’y a rien d’humain dans le cinéma comique, c’est ce que je veux dire: le cinéma comique est le signe de la déshumanisation du monde, de son enfermement cybernétique, de son entropie électronique. Cette déshumanisation qui avait gagné la partie en Amérique dans les années vingt est venue la gagner en France après la guerre.

Tati commence dès Jour de Fête à décrire ce monde tel qu’il est, comme une grosse machine complexe qui se détraque un peu de temps à autre. Il n’a jamais su faire autre chose : abandonner, comme les nouveaux romanciers, l’intrigue, la diégèse, les personnages – autres que caricatures comiques et imitables –, et il fait de l’homme moderne –ou de l’homme tout court – un automate, un amuse-bouche pour Dieu bricoleur, pour grand Architecte. Ce n’est pas un hasard si Chaplin s’est reconnu en Hitler : le dictateur est lui aussi un dict-acteur, un director, un musicien ; et c’est un prêtre comique qui mécanise tout, jusqu’au port de la moustache tandis qu’il humanise… son micro (chez Tati les lampadaires deviennent des brins de muguet).

Il fallait être possédé par le démon de la technique et du modernisme pour réaliser Play Time, le film sur la mondialisation heureuse. Tati pouvait multiplier les bandes sons ; Jean-Marie Straub disait qu’il était le seul à pouvoir rester pendant dix ans à sa table de mixage pour obtenir le meilleur effet sonore. Il recherchait donc non pas à dénoncer, mais à exprimer et presque célébrer un monde toujours baroque et mécanicien, mais où les baies vitrées prennent la place des rideaux, l’autoroute celle de la scène, et les figurants celles des personnages de la commedia dell’arte.

Voilà pourquoi je pense qu’avant de pleurer sur le sort bohême de Mister Hulot il faut d’abord se pencher sur les magies grises du docteur Tati. Car je ne vois rien de drôle ou d’humain dans le comique des temps modernes, ces temps dont on ne pouvait s’arracher, disait notre grand homme, que par une panne.

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Comments (1)

  • Anonyme Répondre

    Comment est-il possible de prétendre que le monde est sevré de signes ?
    Il en est au contraire inondé, submergé, chaque jour davantage ; inflation ayant par contre effectivement pour conséquence de nous rationner en signes innovants, décalés, à part. Tout a été dit et redit mille fois, et l’originalité de la manière de dire s’émousse, de même que  la sensibilité nécessaire pour la percevoir.
    Ce qui doit nous préoccuper est l’aveuglement croissant des hommes, qui deviennent de moins en moins capables de les voir ces signes ; de les déchiffrer, de les comprendre ou au mieux – la facilité aidant – à ne voir, sans même se donner davantage la peine de les déchiffre que de les comprendre, seuls ceux qui leur parlent d’eux-mêmes.
    La prolifération des films, des livres, des discours, des gesticulations n’y change rien.
    Nous sommes de plus en plus nombreux à faire des signes et de plus en plus rares à les percevoir.

    10 décembre 2009 à 9 h 32 min

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