Maistre et l’éloge de la mondialisation : une rassurante prédiction ?

Maistre et l’éloge de la mondialisation : une rassurante prédiction ?

Pour comprendre l’homme actuel, il suffit de lire intelligemment Molière et Montesquieu : tout y est, parce que le christianisme a déjà décliné, parce qu’on est à la cour, dans un concentré de modernité, cette modernité qui apparaît avec l’âge baroque. Le monde n’a ensuite qu’à accélérer sa transformation matérielle pour généraliser le spectacle de cour, et les angoisses qui vont avec. On est alors dans notre société.

Voyons plus globalement. En 1815 les carottes sont déjà cuites ; et les grands esprits, Français pour la plupart, entrevoient le monde dans lequel nous flottons aujourd’hui, quand ils ne le décrivent pas parfaitement. J’ai évoqué Tocqueville et Chateaubriand, je prônerai aujourd’hui Joseph de Maistre et sa deuxième Soirée de Saint-Pétersbourg, merveilleuse de réflexion, de culture et de souveraineté stylisée. Maistre ouvre des portes avec une érudition incroyable sur le l’origine des langues ou la notion de civilisation, d’âge d’or ou de sauvagerie. Mais il voit aussi que nous arrivons à un seuil, que nous sommes aux portes de la grande parodie terminale, et que les dés sont jetés.

Avec ses compagnons de discussion, trouvés au hasard de la révolution dans le lointain de la Russie hyperboréenne, il écrit ces lignes avenantes, qui évoquent le progrès des sciences et de la linguistique :

Si le mélange des hommes est remarquable, la communication des langues ne l’est pas moins… Je fus frappé d’une réflexion de cet écrivain savant et pieux. « On ne voit point encore, dit-il, à quoi servent nos travaux sur les langues; mais bientôt on s’en apercevra. Ce n’est pas sans un grand dessein de la Providence que les langues absolument ignorées en Europe, il y a deux siècles, ont été mises de nos jours à la portée de tout le monde. Il est permis déjà de soupçonner ce dessein; et c’est un devoir sacré pour nous d’y concourir de toutes nos forces (XLI). » Que dirait Bayer, s’il vivait de nos jours? La marche de la Providence lui paraîtrait bien accélérée.

Le paradoxe de cet écrivain connu pour ses positions antirévolutionnaires est qu’il n’est pas réactionnaire ; et il voit les temps futurs sans trop de peur. La peur, chez nos grands écrivains, viendra plus tard, vers la fin des années 1830 (Gautier, Poe, Gogol, Chateaubriand, Tocqueville, tout le monde concorde, sans compter Balzac). Il voit donc d’un bon œil, d’un œil d’illuminé, si j’ose dire, en alludant à son appartenance à la maçonnerie la plus noble et la plus ésotérique, la mondialisation rampante et l’unification des cultures :

Réfléchissons d’abord sur la langue universelle. Jamais ce titre n’a mieux convenu à la langue française; et ce qu’il y a d’étrange, c’est que sa puissance semble augmenter avec sa stérilité. Ses beaux jours sont passés: cependant tout le monde l’entend, tout le monde la parle; et je ne crois pas même qu’il y ait de ville en Europe qui ne renferme quelques hommes en état de l’écrire purement.

Maistre se félicite même d’un rapprochement entre la France et l’Angleterre, qui pour lui s’opère pendant l’émigration de nos prêtres en Grande-Bretagne (on se souvient aussi de l’émouvante histoire de Chateaubriand avec Charlotte Ives) :

La juste et honorable confiance accordée en Angleterre au clergé de la France exilé, a permis à la langue française d’y jeter de profondes racines: c’est une seconde conquête peut-être, qui n’a point fait de bruit, car Dieu n’en fait point, mais qui peut avoir des suites plus heureuses que la première. Singulière destinée de ces deux grands peuples, qui ne peuvent cesser de se chercher ni de se haïr! Dieu les a placés en regard comme deux aimants prodigieux qui s’attirent par un côté et se fuient par l’autre; car ils sont à la fois ennemis et parents.

La mondialisation marchande arrive et l’unification commerciale du monde, que j’ai évoquée avec Voltaire, la cible jurée de Maistre (« il n’est pas une fleur de l’intelligence que cette chenille n’ait souillée »…) :

Ajoutez que les plus longs voyages ont cessé d’effrayer l’imagination; que tous les grands navigateurs sont européens ; que l’Orient entier cède manifestement à l’ascendant européen; que le Croissant, pressé sur ses deux points, à Constantinople et à Delhi, doit nécessairement éclater par le milieu; que les événements ont donné à l’Angleterre quinze cents lieux de frontières avec le Tibet et la Chine, et vous aurez une idée de ce qui se prépare.

Et là, peut-être en chrétien, peut-être en maçon, peut-être en clairvoyant, Joseph de Maistre se prépare à la grande unité à venir, qu’évidemment à droite, moi le premier, on ne perçoit pas trop bien (il a vu un centre commercial, de Maistre ? Ou un aéroport ? Ou une rue piétonne ? Ou une plage à Miami ?), unité dont il se félicite :

Tout annonce que nous marchons vers une grande unité que nous devons saluer de loin, pour me servir d’une tournure religieuse. Nous sommes douloureusement et bien justement broyés; mais si de misérables yeux tels que les miens sont dignes d’entrevoir les secrets divins, nous ne sommes broyés que pour être mêlés.

Il est clair que nous sommes broyés, il est moins clair que nous soyons mêlés. Mais après tout, si certains se satisfont de la situation… Les prédictions de Maistre sur les immenses événements à venir, reprises par Guénon dans le Roi du Monde, nous les attendons toujours. Tout ici a donné raison à Kojève et Hegel, rien aux piqueurs de parousie. La seule réalité de ce monde post-historique, c’est le centre commercial. Il faudra d’ailleurs étudier cette notion, mieux, cette réalité, sous un éclairage plus philosophique un beau jour.

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Comments (2)

  • JEAN PN Répondre

    L’Europe est en train de souffrir à cause de la mondialisation. Tous les bénéfices que la Chine en tire, c’est ce que nous nous perdons. Allez faire comprendre cela à nos politiques !… Mais ils sont trop bêtes pour le comprendre !!!

    5 décembre 2012 à 11 h 58 min
    • quinctius cincinnatus Répondre

      le problème peut être posé ( et du même coup résolu ) de façon simple :

      quand un ” politique ” ( à quelque niveau administratif que ce soit ) manque d’argent … il en demande à ses sujets ( d’où le terme ” assujettis à l’impôt “! ) et cela depuis les temps heureux de nos bons roys !

      6 décembre 2012 à 14 h 33 min

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