Racine, Manon Lescaut et les transports modernes

Racine, Manon Lescaut et les transports modernes

J’écoute avec transport cette grande entreprise…
Racine

L’Europe à l’agonie n’en a pas fini avec son obsession des transports et des investissements en infrastructures qui détruisent chaque pays et mènent d’un endroit plein de chômeurs à un endroit vide de touristes. Je me souviens avoir traversé l’Europe dans ces conditions cauchemardesques par la route, pour me rendre en Roumanie. Des champs de maïs partout, des autoroutes partout et des stations-service géantes, bâties comme des labyrinthes où il fallait payer (en Allemagne !) pour entrer ! Le même paysage de désolation partout, à l’exception bien sûr de l’Autriche, qui a vu sa capitale, Vienne, reconnue justement comme la ville la plus agréable du monde.

La folie des transports modernes n’est que le reflet, comme toute l’industrie moderne, d’un détraquement spirituel (distracted globe, nous dit déjà Hamlet) ; or à l’âge classique on a un mot pour désigner le détraquement spirituel, la folie psychique, la violence du sentiment et de la réaction (sic) qui s’ensuit : et ce mot est « transport ». Le transport est ce qui nous qui fait quitter le port, la sécurité, le cadre rationnel. Il n’y a aucune connotation positive chez les Classiques quant aux transports : c’est une mauvaise aventure qui commence.

Je pris tous mes transports pour des transports de haine.

On l’utilise plutôt au pluriel : laissons le maître des maîtres de la langue française, Racine, l’user à sa manière incomparable dans sa Thébaïde, pièce méconnue de l’univers scolaire, ce qui rend sa fréquentation encore plus agréable et instructive.

Ah ! Le voici ! Fortune, achève mon ouvrage,

Et livre-les tous deux aux transports de leur rage !

Pour Racine, on s’abandonne aux transports comme à la rage ou à la maladie :

Souffre qu’à mes transports je m’abandonne en proie…

Pour l’esprit classique, l’abandon de la raison, qui annonce la folie, est aussi un prélude au suicide :

Amour, rage, transports, venez à mon secours,

Venez, et terminez mes détestables jours !

Dans son incomparable Andromaque, Racine fait dire à sa très folle Hermione :

Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?

Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?

Errante et sans dessein je cours dans ce palais.

Le nomadisme errant et sans dessein, formel disait Hegel, qui annonce nos sociétés détraquées qui transportent presque sans but des milliards de gens, de marchandises et d’informations, est ici magnifiquement souligné. N’a-t-on pas développé les transports vers la Chine pour nous ruiner en occident ? Et en suivant quelle rationalité économique ? En réalité, c’est la folie économique qui est la base de nos déséquilibres, et se fait passer pour une rationalité.

C’est un laisser aller qui annonce aussi le culte du sport-spectacle, du tourisme gesticulant et du mouvement, aux antipodes de la raison et de l’équilibre classique.

Mais laissons Racine et, comme Monsieur Jourdain, faisons un peu de prose. On trouve dans l’admirable Manon Lescaut un usage similaire du terme de transports.

Elle me parut si charmante que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport.

Le transport ne nous prive pas seulement de notre raison, il nous dérobe aussi notre liberté. Voyez le pauvre Des Grieux, qui n’est pas aussi pauvre et innocent qu’on le dit à l’école d’ailleurs.

J’étais dans une espèce de transport, qui m’ôta pour quelque temps, la liberté de la voix et qui ne s’exprimait que par mes yeux.

L’abbé Prévost comme Racine est pessimiste. Le seul recours contre le désordre des transports est d’attendre que leur nuisance soit telle qu’elle nous contraint à reprendre raison.

Cependant, à force de me tourmenter mes transports diminuèrent assez pour faire place à quelques réflexions.

Des Grieux est un personnage emblématique du siècle des Lumières qui est aussi le siècle du capitalisme naissant, de l’économie casino et du libertinage (marque morale de la liberté commerciale) : il ne tient pas en place, il se déplace, il fuit la campagne comme la peste (aussi bien en France qu’en Amérique), il est fou de sexe et surtout il a besoin tout le temps de dépenser (de s’arrêter de penser ?), que ce soit de l’argent ou de la Manon, sa matière première et source d’énergie. Dans ce roman admirable, je ne cesse de voir une parabole de nos folies modernes et de nos difficultés à venir.

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Comments (1)

  • Ghislain Répondre

    On notera que certains connoisseurs de la langue francaise utilisent encore parfois le mot en jouant sur l’ambiguite de son sens ancien et nouveau.

    Il me souvient d’une formule d’une chanson d’Alain Souchon sur la CWLT, parlant des escapades ferrovieres vers l’Italie de jeunes gens enflammes, il parle de: "transport amoureux suranne". Jolie formule qui rejoint votre propos. La passion decadente d’une jeunesse en mal de point d’ancrage a fourni le gros des troupes de touristes vers l’Italie depuis la periode romantique. Francois-Rene en tete…

    7 décembre 2011 à 3 h 10 min

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