Remarques sur le bicentenaire de Frantz Liszt, génie et innovateur musical

Remarques sur le bicentenaire de Frantz Liszt, génie et innovateur musical

Les années se suivent et se ressemblent : nous célébrons les bicentenaires des génies nés à l’orée de l’heureux dix-neuvième siècle. Borges parlait à propos de l’Amérique d’une concentration astrologique susceptible d’expliquer l’apparition de génies tels que Poe, Emerson, Thoreau, Hawthorne, Melville. Mais toute l’Europe est alors aussi à la fête : en 1808 naît Nerval, en 1809 Gogol, en 1810 Chopin, Schumann et Musset, en 1811 FrantzLiszt et Théophile Gautier… Nous fêterons en 1812 la naissance de Dickens, en 1813 celle du grand Wagner… Excusez du peu !

J’ai déjà évoqué Gautier cette année. Voyons Liszt. Dans ce génie éminemment moderne, mon ami l’épistémologue péruvien Jorge Smith, ancien conseiller présidentiel, voit un as de la modernité et du naissant marketing musical. Dans son étude parue à Lima (*), Smith rappelle avec humour et érudition la biographie flamboyante de Liszt, du temps où il était possible d’être vraiment provocant, incitatif et talentueux. Il compare Liszt à Mick Jagger, mais un Mick Jagger chargé d’inventer la musique du XXème siècle, celle sans tonalité notamment. Il est vrai que les invraisemblables compositions lisztiennes constituent alors un bond dans le temps, mariant avant-garde avec talent et respect du public.

Liszt était hongrois mais il s’est fait reconnaître à Paris. Il ne parlait pas sa langue natale. C’est déjà un déraciné, un nomade, annonçant nos sociétés post-nationales, et sa culture hongroise lui est surtout venue des bohémiens, chargés dans cette partie de l’Europe comme les Gitans du Sacromonte à Grenade, de cultiver les secrets d’un art royal et musical, « escondido » (caché) comme on dit ici.

Smith remarque aussi que notre génial pianiste et virtuose comprend son temps et qu’il innove. Liszt est toujours prêt à proposer une innovation, une nouveauté, un révolutionnaire « producto musical », notamment avec ses fantaisies et ses poèmes symphoniques inspirés. La grande culture de Liszt lui permet aussi de s’inspirer de l’extraordinaire poésie de Pétrarque et du Tasse, d’Hugo et d’autres maîtres du romantisme littéraire.

Cette vision prosaïque à l’esprit superficiel me paraît très intéressante : comme Steve Jobs, récemment décédé et célébré, Liszt a compris que le public ne sait pas ce qu’il veut ; et qu’il faut donc innover et se rebeller contre les classicismes et les académismes pour susciter une demande. L’artiste n’est pas le serviteur passif de la communauté des consommateurs : il est plutôt, comme le voulait Hugo dans sa Fonction du poète (« Lui seul a le front éclairé ») un éveilleur, et c’est lui qui décide intuitivement ce qu’aimera sa clientèle, à l’époque un parterre royal, courtisan et littéraire. Experts en propagande, les romantiques se sont aussi illustrés à l’époque dans le domaine politique.

Smith remarque que Liszt a aussi innové sur le plan vestimentaire et éthologique : l’artiste, comme son prédécesseur poétique Lord Byron, annonce les rockstars capricieuses et les « artistes de génie », rêvant d’une destinée glorieuse et incomprise, dont j’avais parlé dans ma Damnation des stars. Jorge parle de ses luxueux équipages, de son extravagante collection de cravates, de sa mise et ses provocations. Par son génie et son succès, l’artiste transgresse les interdits de la société de l’Ancien Régime et lui qui n’était, du temps de Mozart et de Haydn qu’un domestique, devient l’égal des plus grands. Il annonce la société égalitaire et sans manières dans laquelle nous vivons maintenant.

Reste le plus croustillant, les conquêtes féminines : Jean-François Revel observait que chaque génération faisait mine d’avoir inventé la révolution sexuelle (pas les dernières en tout cas, médiocres y compris sur ce plan-là), et Liszt et ses innombrables conquêtes lui donnent raison. Même devenu abbé, le génial compositeur de l’oratorio Christus (pour moi un des sommets de la musique sacrée, vraiment) « se quitta la soutane » pour continuer de surperformer l’indice des Don Juan internationaux. Ici encore Liszt brise les interdits et annonce les désordres de la deuxième moitié du siècle dernier. On pourra se rappeler l’essai de Tolstoï sur l’art moderne, qui dénonçait les excès des nouveaux créateurs de la fin de siècle : Tolstoï s’en prenait surtout à Wagner, gendre de Liszt comme on sait.

Jorge Smith semble avoir relu son homonyme Adam Smith : la musique est aussi un produit avec ses producteurs et ses consommateurs. Liszt était à sa manière aussi un des meilleurs vendeurs du monde musical. Ce n’est pas seulement en tant que génie mais en tant que prestataire de services que ce grand virtuose est passé à la postérité. Dans cet ordre d’idées, le culte du génie annonçait aussi notre culte mythologique des stars.

Liszt, pionero del marketing musical, centro de publicacion Orval.

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Comments (2)

  • quinctius cincinnatus Répondre

    Jaurès vous êtes intervenu avant moi !
    La "marchandisation" de l’art est dans la logique des "économistes" !
    Comme le disait (je cite de mémoire) le critique gastronomique du Point il y a quelques années :
            "Venise ne peut pas être admirée avec un esprit de comptable"
    ou comme le dit Hannibal de RIVAROL citant Chesterton : la "profanalisation" d’une grande pensée dans un ordre qui n’est pas le sien …
    Monsieur Nicolas Bonnal devrait ainsi se "réduire" à ce qui le motive et le domine  de toute évidence : les "sous" !
    P.S. : j’ose espérer que le modérateur montrera ouverture d’esprit pour mon texte

    22 octobre 2011 à 10 h 25 min
  • Jaures Répondre

    "comme Steve Jobs, récemment décédé et célébré,"…
    Non, s’il vous plait, pas ça ! Comparer un inventeur de gadgets dont le génie marketing aura simplement consisté à transformer les téléphones en bijoux, comme on le fît des montres, avec un titan de l’Histoire de la Musique est totalement incongru.
    Après cela, tout ce que vous pourrez dire de Liszt ne pourra être pris au sérieux.

    D’autant que, en plus du génie, tout sépare les deux hommes. Le musicien est généreux (il engage tous ses revenus dans la production des oeuvres des autres compositeurs qu’il admire, il met Chopin sur le devant de la scène sans crainte qu’il lui fasse de l’ombre), créatif, bon vivant, humaniste.
    L’industriel est froid, austère et cupide, n’hésitant pas à confier sa production dans des usines où travaillent des enfants, ne donnant pas un dollar aux associations caritatives.

    Il est vrai que de nos jours on galvaude sans vergogne le terme de génie. Sans doute est-il nécessaire de redécouvrir Liszt et d’autres pour enfin comprendre ce que les mots signifient.

    21 octobre 2011 à 16 h 29 min

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