Retour à Grenade

Retour à Grenade

Retourner en un lieu où l’on a été très heureux dix ans auparavant relève de la gageure : on craint la destruction ou la falsification du « lugar », surtout si ce dernier est comblé de qualités : et tel est évidemment le cas de Grenade, de son Alhambra et de son Albaicin, de sa province aussi, la plus belle d’Europe – peut-être parce qu’elle n’est pas qu’européenne : elle est mondiale –, j’ai nommé l’Andalousie. C’est de Grenade que j’avais commencé une très suivie correspondance avec Serge de B. et entamé un long épisode de silence.

La route qui y mène est bien semée d’embûches. L’Espagne a des hivers de plus en plus froids, rançon du « réchauffement climatique » ; elle s’est recouverte de ces détritus urbains que dénonçaient déjà les romantiques ou Lewis Mumford au milieu du siècle dernier. La province d’Aragon est un paysage lunaire recouvert de cochonneries de ferrailles ; la France n’est pas en reste, toute ville moyenne du Sud se targuant aujourd’hui de devenir agglomération ou métropole, histoire de multiplier de pharaoniques grands travaux, des territoires protocolaires à dégoûter les coyotes et des places de vice-présidents de grand quelque chose. La région de Saragosse est à proprement parler un cauchemar visuel. L’homme actuel est un fou ou bien quelqu’un qui ne sait pas s’il est vivant, comme dit Soljenitsyne.

Enfin, on finit par arriver à Grenade : l’hiver touche à sa fin, et il est dur ici. La ville est en déclin, en crise grave, avec ses 30% de chômeurs et ses graffitis à perte de vue sur les murs même historiques. La mairie a voulu son tram qu’elle n’a pas de quoi terminer ; il souille tout son espace périphérique. Partout on voit l’étendue des dégâts causés par l’euro, la construction-destruction européenne et par la folie spéculative du ladrillo, de la brique qui a défiguré le pays de Don Quichotte recouvert maintenant de laids moulins à vendre. Même le tourisme est en baisse : l’effondrement mondial du niveau culturel, la crise économique, la concurrence des satanées croisières, parodies suintantes de l’arche de Noé, ont tendance à vider les grands lieux traditionnels ; ce n’est d’ailleurs pas un mal. Je retrouve les mêmes sensations de plaisir que dans l’Argentine de 2003, frappée par la crise… On consomme et on consume moins.

Je retrouve avec la même ferveur les patios des myrtes ou celui du mexuar ; mais le patio des lions est en travaux ; ces travaux vont durer des mois, peut-être des années. Ils ne servent à rien qu’à troubler les lieux et à déplacer les énergies. Et l’entrée est quand même à douze euros. On attendra la floraison pour revisiter l’Alhambra, d’autant que les meutes de février arrivent. On a peur de l’Egypte, on a peur des prix des stations d’hiver, alors on vient à Grenade. La Sierra Nevada offre d’ailleurs de belles pistes et un ciel alcyonien à ses heureux visiteurs.

L’Espagne des Aznar et autre Zapatero voulait être la huitième puissance mondiale. L’Albaicin se promettait d’être un futur Saint-Tropez ou un Eze-village. C’est raté, et c’est bien sûr tant mieux. Avec le Sacromonte tout voisin, le quartier, qui souffre de la crise et de l’incurie de la mairie, garde son aura un peu sauvage. C’est aussi le genre d’endroit où l’on apprend à éviter le touriste comme le Hobbit évite les grandes personnes. J’y loue rapidement une belle maison un peu froide pour le prix d’une chambre de bonne à Paris : patio, terrasse, chambres meublées avec goût, charpente en bois, vue imprenable sur la citadelle magique. Ma femme est enchantée : elle va pouvoir jardiner dans le patio et dans les vastes pots que mon propriétaire, un allemand qui a respecté à la lettre les règles de réhabilitation, a laissé sur sa terrasse. Mais Dieu que les matins grenadins sont froids…

J’ai vécu plus de deux ans ici : j’ai la surprise d’être reconnu et surtout de revoir des gens qui n’ont pas bougé de leurs échoppes, de leurs hôtels ou de leurs restaurants à tapas. La mobilité est moins grande qu’en France, et c’est un plus. Je fais découvrir à Tatiana les meilleurs bocadillos du monde (le mot sonne mieux que sandwich, pas vrai ?) à la casa de todos où je revois mes vieilles connaissances Antonio et Manolo. Essayez-le si vous venez au pied de l’Alhambra, calle Elvira, tout près de plaza Nueva. Ce n’est plus du sandwich, c’est un repas de maître. Je sympathise avec un avocat à la noble figure et aux belles moustaches, auquel je promets d’écrire de nouveaux contes de l’Alhambra, à la manière de Washington Irving. J’ai aussi le plaisir de retrouver mon vidéoclub d’antan, ce qui va me permettre de reprendre mes chroniques de cinéma.

Etre hors du temps, être hors de l’espace. C’est toujours comme cela que j’ai envisagé le voyage ; et c’est pourquoi je le transforme dès que je le peux en séjour.

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Comments (1)

  • ozone Répondre

    Pour avoir vécu ma jeunésse en Andalousie je peu ajouter ce qui est en filigrane dans l’article,les habitants ont un art de vivre sans commune mesure avec le notre. J’enrage a l’idée de penser aux désires des eurocrates d’homogeneiser partout les modes de vie. Les complicités sur place son fort nombreuses.

    14 mars 2011 à 20 h 49 min

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