Alexandre Kojève, le russe blanc qui a inventé la Fin de l’Histoire

Alexandre Kojève, le russe blanc qui a inventé la Fin de l’Histoire

En dépit des guerres et des crises financières qui nous menacent de tous côtés, l’expression Fin de l’Histoire a fait le tour du monde. Elle n’est pas de Francis Fukuyama, mais de son inspirateur, un russe blanc émigré à Paris, Alexandre Kojève, esprit universel du niveau de Nabokov, professeur de sanscrit et auteur des meilleurs commentaires de la philosophie de Hegel. Fonctionnaire à la CEE vers la fin de sa vie, choix qui relevait chez lui d’un apostolat, Kojève s’est efforcé de comprendre pourquoi nous allions vivre des temps si ennuyeux. Voici comment il définit la Fin de l’Histoire dans ses notes célèbres sur Hegel, écrites en 1946.

« En fait la fin du Temps humain ou de l’Histoire signifie tout simplement la cessation de l’Action au sens fort du terme. Ce qui veut dire pratiquement : — la disparition des guerres et des révolutions sanglantes… Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment ; l’art, l’amour, le jeu, etc., etc. ; bref, tout ce qui rend l’Homme heureux. — Rappelons que ce thème hégélien, parmi beaucoup d’autres, a été repris par Marx. »

Ce bonheur de l’homme de la Fin de l’Histoire a aussi été prédit par Nietzsche dans Zarathoustra (« le dernier homme qui a inventé le bonheur ! ») et par Tocqueville dans des pages célèbres et magnifiques : « je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. »

Kojève ne nie pas le danger inhérent à cette Fin de l’Histoire : l’homme risque en effet de devenir un petit animal heureux, « un oiseau construisant son nid ou une araignée tissant sa toile ». Il redeviendrait même un jeune animal joueur, comme dans les films de Walt Disney ! Par une vision géniale, Kojève pressent même le devenir de l’espèce humaine livrée à la technologie, au téléphone et aux réseaux. C’est un avenir d’insecte communiquant.

« Les animaux de l’espèce Homo sapiens réagiraient par des réflexes conditionnés à des signaux sonores ou mimiques et leurs soi-disant " discours " seraient ainsi semblables au prétendu " langage " des abeilles… Car il n’y aurait plus, chez ces animaux post historiques, de connaissance du Monde et de soi. »

L’Amérique, terre de la Fin de l’histoire

Sur le plan historique et en pleine guerre froide, Kojève remarque plus tard que finalement Russes et Américains ne s’opposent pas. Or on est en 1959 ! Le but est le même, le confort matériel et le bonheur de tous. Pour lui les jeux sont faits depuis Napoléon et la Révolution française. Ce n’est pas pour rien que Kant avait troublé sa promenade à l’annonce de la prise de la Bastille, ni que Hegel avait parlé d’âme du monde à la vue de l’empereur en 1806.

« En observant ce qui se passait autour de moi et en réfléchissant à ce qui s’est passé dans le monde après la bataille d’Iéna, j’ai compris que Hegel avait raison de voir en celle-ci la fin de l’Histoire proprement dite. Dans et par cette bataille, l’avant-garde de l’humanité a virtuellement atteint le terme et le but, c’est-à-dire la fin de l’évolution historique de l’Homme. Ce qui s’est produit depuis ne fut qu’une extension dans l’espace de la puissance révolutionnaire universelle actualisée en France par Robespierre-Napoléon. »

Kojève relativise alors tout le vécu moderne, même le plus tragique : la colonisation, les deux guerres mondiales, le nazisme, le communisme, la décolonisation, le tourisme, l’ONU, le centre commercial, tout annonce la réalisation de la Fin de l’Histoire ! Cette Fin de l’Histoire suppose un triomphe du modèle américain, mais pas pour des raisons politiques. Car pour Kojève, l’Amérique est la terre de la Fin de l’Histoire et même la réalisatrice du marxisme ! C’est le feuilleton Happy days !

« On peut même dire que, d’un certain point de vue, les États-Unis ont déjà atteint le stade final du " communisme " marxiste, vu que, pratiquement, tous les membres d’une " société sans classes " peuvent s’y approprier dès maintenant tout ce que bon leur semble, sans pour autant travailler plus que leur cœur ne le leur dit… J’ai été porté à en conclure que l’American way of life était le genre de vie propre à la période post historique, la présence actuelle des États-Unis dans le Monde préfigurant le futur « éternel présent » de l’humanité tout entière. »

L’expression d’éternel présent a été reprise par Guy Debord et les situationnistes pour caractériser la société spectaculaire contemporaine. Plus loin Kojève ajoute même ces lignes propres à choquer un marxiste-léniniste des années 1950 : « les Russes et les Chinois ne sont que des Américains encore pauvres, d’ailleurs en voie de rapide enrichissement. »

Il fallait le dire, en plein maoïsme !

Vers une japonisation de l’Occident

Le seul (petit) salut qui viendrait à l’homme, si l’on voulait éviter cette entropie de la médiocrité et du petit bonheur, serait le modèle japonais. Pour Kojève en effet le modèle japonais avait connu trois expériences de Fin de l’Histoire. Au cours de ces périodes le Japon avait développé une civilisation harmonieuse, une culture artistique très personnelle : et Kojève de citer le théâtre Nô, la cérémonie du thé et l’art des bouquets de fleurs. Presque optimiste, Kojève prévoit alors un devenir-artiste de l’Humanité en 1959 :

« Ce qui semble permettre de croire que l’interaction récemment amorcée entre le Japon et le Monde occidental aboutira en fin de compte non pas à une rebarbarisation des Japonais, mais à une " japonisation " des Occidentaux (les Russes y compris). »

Kojève, que je soupçonnerais presque d’être un agent de la CIA, de l’impérialisme et du Mikado (!!!), théorise donc un futur en deux branches : un futur animal de consommation de masse, de type américain ; et un autre de type aristocratique et artistique, de type nippon. La fin du communisme économique en Chine, en Russie et dans le reste du monde, l’américanisation culturelle et technologique de la planète, le développement de la communication et de l’individualisme festif, la culture du snobisme universel (prophétisée sous Victoria par Thackeray) ont donné raison à ses analyses étonnantes.

Ce bonheur d’homme creux est-il supportable ? Car l’humanité adulte vue par Kant et par Hegel retombe en une festive enfance en vieillissant très vite. Et on comprend pourquoi elles avaient suscité, ces prévisions, une forte hypocondrie chez Hegel, entre sa vingt-cinquième et sa trentième année. Et Kojève de terminer sur ces lignes tristes et belles :

Mais, finalement, Hegel a surmonté cette " Hypochondrie ". Et, devenant un Sage par cette acceptation dernière de la mort, il se réconcilie définitivement avec tout ce qui est et a été, en déclarant qu’il n’y aura jamais plus rien de nouveau sur terre. »

Allons bon ! L’oncle Sam, faute d’envoyer un nouvel homme dans l’espace, lâchera bien une bombe sur Téhéran ! Mais pour Kojève, ce sera toujours de la Fin de l’Histoire. Le show américain, ce n’est plus de l’Histoire.

Nicolas Bonnal

Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard.

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Comments (2)

  • quinctius cincinnatus Répondre

    texte passionnant qui m’ a fait renforcé dans l’admiration que j’ai pour le Japon et sa philosophie traditionnelle de l’Histoire sous un vernis d’american way of life … 

    4 septembre 2012 à 17 h 14 min
  • Anonyme Répondre

    Simplement, il semble que sans évènements drastiques (guerres, révolutions, inventions déterminantes, etc.), bref, sans secousses ni explosions, l’homme s’ennuie à mourir en s’enfermant dans un état végétatif. Or sans ces secousses, aucune évolution, aucune nouvelle adaptation, aucune “mise à jour”. C’est comme dans le vivant. Sans confrontation avec le nouveau, l’inconnu, pas d’évolution mais une involution car pour le vivant, tout est fondé sur la perception de l’environnement et l’interface interactive avec lui. Sans ce stimuli, rien ne bouge mais tout se dégrade. On ne peut empêcher l’apparition du chaos de temps à autre, car le chaos est source de renouveau (Ying/yang). Ainsi est conçu l’univers. La fin de l’histoire, c’est la mort totale à coup sûr.

    4 septembre 2012 à 13 h 03 min

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