Tocqueville et les origines de la censure démocratique

Tocqueville et les origines de la censure démocratique

Certains croient que le politiquement correct ou la pensée unique de Bruxelles datent d’hier ; ou des années soixante ; ou du Traité de Rome ; ou de 1945. Pour corriger cette erreur propre aux temps sans mémoire, rien ne vaut de lire Tocqueville. En réalité, nous explique ce grand penseur que l’on dit libéral, rien n’est plus constitutif de l’intolérance et de la médiocrité que les temps démocratiques, avec leur tyrannie majoritaire et leur commun dénominateur intellectuel. Tocqueville prévoit – comme Poe ou Baudelaire – la chasse aux sorcières typique des démocraties de type anglo-saxon, et leur mise au silence des récalcitrants :

En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir. Ce n’est pas qu’il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. La carrière politique lui est fermée : il a offensé la seule puissance qui ait la faculté de l’ouvrir. On lui refuse tout, jusqu’à la gloire.

Je dois dire qu’il faut l’aimer la gloire dans cette société… BHL ? Anelka ? Madonna ?

Très important, et comme s’il avait vu notre télévision, notre réseau, et ce besoin presque panique aujourd’hui de célébrer le satanisme sous toutes ses formes, les déviations et la nullité intellectuelle (voyez les jeux vidéo, les films pour gosses en 3D, MTV par exemple, c’est édifiant…), Tocqueville ajoute :

Sous le gouvernement absolu d’un seul, le despotisme, pour arriver à l’âme, frappait grossièrement le corps ; et l’âme, échappant à ces coups, s’élevait glorieuse au-dessus de lui ; mais dans les républiques démocratiques, ce n’est point ainsi que procède la tyrannie ; elle laisse le corps et va droit à l’âme.

Tocqueville rappelle que les régimes despotiques, dans l’Antiquité ou aux temps modernes, y compris l’URSS ou Vichy, d’ailleurs, ont finalement toujours favorisé ou protégé la culture et les écrivains. Le despotisme a besoin de protéger les arts, de les cultiver, de s’en décorer : Rousseau ne dira pas autre chose dans un discours célèbre, et c’est pourquoi il nous conseille de tourner le dos à la culture. On l’a bien écouté ! Depuis les années 60, nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir, des deux côtés de l’Atlantique, pour liquider les humanités et pour promouvoir la puérilité, la culture de la mort ou le nihilisme intellectuel (coup d’envoi avec Sartre ou James Dean).

Plus provocant : Tocqueville dit en outre que les régimes autoritaires supportent une certaine forme de critique, plus que les nôtres en tout cas.

La Bruyère habitait le palais de Louis XIV quand il composa son chapitre sur les grands, et Molière critiquait la Cour dans des pièces qu’il faisait représenter devant les courtisans.

C’est très vrai : on peut rajouter Auguste, les rois d’Espagne à l’âge d’or, les tyranneaux de la Renaissance, Louis XV ou le tzar qui assistait en riant à la pièce de GogolLe Revizor. Et Tocqueville remarque que notre société si parfaite, comme disait Debord, ne supporte plus la critique ; ni sur l’Europe, ni sur la Libye, ni sur ses grotesques expos à Versailles… car la majorité vit en s’adorant elle-même !

Mais la puissance qui domine aux États-Unis n’entend point ainsi qu’on la joue. Le plus léger reproche la blesse, la moindre vérité piquante l’effarouche; et il faut qu’on loue depuis les formes de son langage jusqu’à ses plus solides vertus. Aucun écrivain, quelle que soit sa renommée, ne peut échapper à cette obligation d’encenser ses concitoyens. La majorité vit donc dans une perpétuelle adoration d’elle-même; il n’y a que les étrangers ou l’expérience qui puisse faire arriver certaines vérités jusqu’aux oreilles des Américains.

Comme dit Umberto Eco, nous sommes entrés dans le XXIème siècle à reculons, en observant une prolétarisation et un déclin des libertés dans tous les domaines, le tout au nom de la démocratie et des droits de l’homme. Mais pour s’habituer à une époque épouvantable, il faut que les gens soient à la hauteur ! Et nous y sommes : ils se sont habitués au néant culturel propre à l’ère post-démocratique que nous traversons.

L’Inquisition n’a jamais pu empêcher qu’il ne circulât en Espagne des livres contraires à la religion du plus grand nombre. L’empire de la majorité fait mieux aux États-Unis: elle a ôté jusqu’à la pensée d’en publier.

On en revient à son observation décrite plus haut : la démocratie ou le système terminal que nous connaissons s’attaque d’abord à l’âme, n’ayant plus besoin de briser les corps. C’est comme si on voulait remplir l’enfer, tout en n’y croyant plus, bien sûr !

Brève conclusion adaptée à ces temps : chaque fois en tout cas que je relis Tocqueville, je reste éberlué par ce qu’il a écrit et par ce qu’on en a fait. Il ne faut lire que les sources car les commentateurs en sciences humaines ont tout pollué comme ils pouvaient, sur ordre, en aval, dans leur terne citerne.

(*) Tome1, deuxième partie, effets de l’omnipotence de la majorité…

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Comments (7)

  • quinctius cincinnatus Répondre

    @ F

    dont acte , mea culpa et   "rendons  donc à  César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu " comme l’a si habilement formulé un certain Messie pour se sortir du piège des Docteurs de la Loi

    2 juillet 2012 à 9 h 24 min
  • F Répondre

      Quinctius, la phrase restée célèbre:

       " Vous avez juridiquement tort puisque vous êtes politiquement minoritaire"  est d’André Laignel à l’assemblée.
     
       Il faut rendre la cuistrerie aux cuistres, même si Quillès a amplement démontré qu’il pouvait prétendre appartenir à la confrérie…

    1 juillet 2012 à 9 h 35 min
  • quinctius cincinnatus Répondre

    @ Daniel

    il me vient subitement à l’esprit cette phrase " républicaine et démocratique " de Georges Quillès , Ministre des Armées et de la Défense Nationale de François Mitterand en 1981 s’adressant à l’opposition :

    " vous avez tort , puisque vous êtes …minoritaires "

    comme quoi " l’alternance " n’est pas en soi  … la Démocratie , comme les " philosophes " politiques de media voudraient bien nous faire accroire !

    30 juin 2012 à 16 h 57 min
  • quinctius cincinnatus Répondre

     @ Daniel

    vous voulez à tout prix me refaire repasser l’épreuve de " philosophie " du bac ( embarcation qui de mon temps permettait aux meilleurs de passer sur la rive opposée des études qu’on disait  encore supérieures )

    La riche pensée de Clérel de Tocqueville ,Normand d’origine et  juge de formation , est bien oubliée de nos jours , je veux dire par là que chacun s’approprie chez elle ce qui  semble utile à ses intérêts  ( il en est de même pour de Custine , de  Gobineau ou Rivarol etc … )

    la phrase clé des nombreuses citations de cet article me semble être la suivante :

    " le despotisme a besoin de protéger les arts , de les cultiver ,de  ( pour ?)  s’en décorer "

    Dans la vie sociale naturelle (c’est à dire  politique chez l’homme ), " la "Démocratie " ne peut être un état naturel permanent ou viable à long terme , car qui dit démocratie sous-entend tolérance et celle ci ne peut être accordée  OUVERTEMENT qu’à certains  ( choisis pour leur mérite : les heterois par exemple en Macédoine ) et encore dans des limites  " admises  "  par les deux parties  , et ceci tout simplement pour assurer  la survie de la communauté , du groupe , ou du… tyran …

    En politique il faut TOUJOURS en revenir à l’Histoire et à la Géographie … Ainsi puisqu’il est question des Amériques et plus précisément des Etats -Unis  prenons l’exemple suivant:

    la Pensylvannie fut ( en partie, car pour le reste il payait une dette de jeu ! ) peuplée par les QUAKERS ANGLAIS  " déportés" par Charles II, MAIS au siècle suivant le Connecticut de même que  le Rhode Island  furent fondés par des " SUJETS AMERICAINS de la Couronne britannique "  fuyant  la théocratie autoritaire de Boston ( Massachusset )ville qui plus tard  fut … la matrice de l’Indépendance Américaine en lutte contre le pouvoir colonial c’est à dire autoritaire , non démocratique  de l’Angleterre et de son ( leur ) souverain Georges III … !

    il en va de même pour toutes les affaires humaines y compris pour la culture …  c’est le plus souvent , uniquement ou préférentiellement simple affaire d’intérêts du moment …

     la démocratie et l’homme social c’est un peu comme les parallèles en géométrie … euclidienne… il est possible qu’ils se rencontrent …mais … à l’infini !

    30 juin 2012 à 16 h 46 min
  • F Répondre

       Vrai, Grepon, mais vous n’êtes pas de vrais démocrates aux Etats Unis puisque vous permettez aux autres de ne pas penser comme vous…En plus, c’est dangereux pour eux de penser par eux mêmes. Vous n’avez pas honte?
       Le démocrate à la française, le vrai, le seul, celui que le monde entier nous envie, ne peut se satisfaire qu’on ne pense pas comme lui puisque, par définition, il est le seul à être dans le camp du bien…Et il fait oeuvre de salut public en sauvant les autres malgré eux.
      

    30 juin 2012 à 11 h 12 min
  • Daniel Répondre

    "Tocqueville rappelle que les régimes despotiques, dans l’Antiquité ou aux temps modernes, y compris l’URSS ou Vichy, d’ailleurs, ont finalement toujours favorisé ou protégé la culture et les écrivains. Le despotisme a besoin de protéger les arts, de les cultiver, de s’en décorer"…

    et dés lors comment aujourdhui discerner ce qui est culture/ intelligence  et ce qui est culture virtuelle/mode/ intérêt fric/ reconnaissance sociale/ mensonge séduction/… bref, la culture de la peur?  
    Quinctius le sujet est encore sur la table …

    30 juin 2012 à 9 h 48 min
  • grepon Répondre

    Hmm.  

    Aux states on peut etre parfaitement, ouvertement, et vocalement, en ecrit, avec fans:
        NAZI veritable, neo-nazi, pro-pedophilie(sans passer a l’acte), homophobe, zenophobe, n’importequoiphobe, anti- ou pro- tout et n’importe quoi, zealot enrage, communiste, fasciste, anarchiste, pornographe, leader de secte, et j’en passe et des  meillieur.

    En France il est illegale, et puni, d’etre en trop anti-islamique dans ses propos et ecrits, et cela, du fait de lois passees democratiquement.   On se fait arrreter, mise en menace de perdre biens et liberte, par une grosse et omnipresente force armee et possedant un system de taules tres desagreables.

    Aux States, on peut y aller de plein force contre Islam, ou meme l’ethnie ou les ethnies de son choix, ouvertement, sans que le gouvernement (resultat d’elections) vient vous stopper.

    Effectivement la democratie francaise est bien plus democratique que le republic representatif constitutionelle americaine, car en France la majorite a vote, il parait, leglislateurs qui se sont chargee d’ecrire et mettre en force lois de CENSURE.     

    C’est une reproche que je fait a toutes les democraties sociales europeens, veritables "tyrannies douces" comme Tocqueville nous a decrit il y a si longtemps.    Les Etats-Unis courent le risque de descendre la meme pente glissante, au fur a mesure que la population accepte un gouvernement plus lourd, et une constitution imaginaire au lieu de celle que nous avons.

    29 juin 2012 à 23 h 13 min

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