Léon Bloy et la prochaine destruction touristique du paradis terrestre

Léon Bloy et la prochaine destruction touristique du paradis terrestre

La plus belle affaire du monde serait le lotissement ou la vente au doigt mouillé du Paradis terrestre.

 C’est les vacances et c’est donc le moment d’enfoncer un peu le clou. Car les chrétiens du moyen âge ne partaient pas en vacances ; s’ils se mettaient en mouvement c’était pour marchander (il n’y a aucun mal aux foires de Champagne !), s’initier par l’aventure chevaleresque ou, encore plus noblement, se croiser ou partir en pèlerinage. Ils ne faisaient pas du tourisme, nos chrétiens. Ils migraient dans le monde.

Les Romains avaient déjà dépoétisé la réalité, leur paganisme pragmatique et consumériste recyclant la nature en commodités ; c’est ainsi que les fontaines sacrées des Gaulois devenaient de simples spas. C’est le christianisme qui, comme l’a compris Chateaubriand dans sa modèle étude sur le génie de cette « religion », rendit à la nature sa dignité et ses droits.

Le monde industriel et postchrétien s’est adonné à cœur joie à la profanation de la réalité. La Création est devenue la Nature à l’époque des Lumières et la Nature environnement. Le tourisme d’abord promis à une élite d’écrivains et de voyageurs, surtout britanniques (cf. le Grand Tour) s’industrialise au dix-neuvième siècle et commence alors à tétaniser les bons esprits comme Théophile Gautier qui écrit dans son très remarquable voyage en Espagne (plus d’actualité que jamais ; il vaut tous les guides du routard et tous les Lonely Planet de la création surtout depuis que booking.com permet de vite trouver un hôtel à son goût) :

C’est un spectacle douloureux pour le poète, l’artiste et le philosophe, de voir les formes et les couleurs disparaître du monde, les lignes se troubler, les teintes se confondre et l’uniformité la plus désespérante envahir l’univers sous je ne sais quel prétexte de progrès. Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c’est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. À quoi bon aller voir bien loin, à raison de dix lieues à l’heure, des rues de la Paix éclairées au gaz et garnies de bourgeois confortables? Nous croyons que tels n’ont pas été les desseins de Dieu, qui a modelé chaque pays d’une façon différente, lui a donné des végétaux particuliers, et l’a peuplé de races spéciales dissemblables de conformation, de teint et de langage.

Gautier conçoit un monde marchand et salement homogénéisé mais encore avec une éthique : c’est celui où vont s’agglutiner des unités humaines qui s’ignorent autant, et même beaucoup plus, que des animaux en chaleur.

Le propre de l’enfer c’est que comme le socialisme on n’en touche jamais le fond.

Cinquante ans plus tard, Léon Bloy imagine le pire dans le monde crapuleux et bourgeois de la IIIème république à qui il tord le cou dans son Exégèse des lieux communs. Bloy imagine que de même que l’on détruit toutes les îles tropicales, que de même que l’on construit des parcs en l’honneur de Dracula en Roumanie ou des zombis à Détroit, on fera (« on », explique-t-il magiquement, c’est le bourgeois) des recyclages touristiques du vrai paradis terrestre (et pas de l’île tropicale seulement). Après tout ne fait-on pas du Church shopping aux USA avant de choisir sa baraque en banlieue ?

Je vous laisse apprécier la prose du maître (Exégèse, CI – 101pardon –, monter une affaire) :

La plus belle affaire du monde serait le lotissement ou la vente au doigt mouillé du Paradis terrestre. Il y aurait de l’argent à gagner, si l’état embryonnaire de nos connaissances géographiques ne s’y opposait pas invinciblement. Par bonheur, il est caché, ce lieu de délices, bien caché et bien gardé. Tout fait présumer qu’il sera encore à naître dans dix mille ans, le premier bourgeois qui aura la permission d’y pénétrer.

Essayez de vous mettre en face de cette horreur : l’exploitation et le dépeçage du Paradis terrestre ; l’irruption du notaire, du métreur, de l’entrepreneur et des tramways électriques sous ces ombrages de six mille ans qui ont vu l’Innocence humaine… !

Par nature le Bourgeois est haïsseur et destructeur de paradis. Quand il aperçoit un beau Domaine, son rêve est de couper les grands arbres, de tarir les sources, de tracer des rues, d’instaurer des boutiques et des urinoirs. Il appelle ça monter une affaire.

On rappellera que les tramways sont arrivés au mont Saint-Michel, se payant le luxe d’en chasser les fourgonnettes.

Un mot encore. L’immobilier abject toujours accompagne le tourisme, voyez l’Espagne ou bien les îles. La baisse drastique des taux d’intérêt un peu partout après le 11 septembre et l’introduction de l’euro a permis l’explosion planétaire de l’immobilier, qui a recouvert la terre et ses prairies, les fleuves et leurs lits, les berges et les estuaires de bêton, de circuits, de surfaces dites grandes, de centres commerciaux et de lotissements. Il me semble aussi que ce dessein cachait une noirceur spirituelle bien avérée: empêcher la terre de respirer, la profaner, la recouvrir (on pense interdire à Bruxelles l’usage de son jardin potager : là ce sera la fin des haricots, et la bonne). Et bien c’est presque fait. Tout le bêton immonde du monde dit moderne ne sert qu’à créer l’animal humain de l’apocalypse si bien décrit par Bloy ou Ionesco.

Le paradis est mal parti, il ne reste recyclés que les petits coins tout prêts de paradis préservés par l’étiquette ou la pancarte : parc national.

Bonnes vacances donc, mais sur la pointe des pieds.

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Comments (3)

  • poulet gerard Répondre

    Léon bloy est un créationniste , aussi son article me laisse t’il sans voix, moi qui suis évolutionniste car on le croirait sorti tout droit du dixieme siecle .Il faut admettre que les choses sont ce qu’elles sont parce qu’elles ne pouvaient pas être autrement . Rappelons nous que tout phénomêne qui dépend de plus de trois parametres est considéré comme étant du au hasard . C’est la surpopulation qui engendrera la mort du paradis terrestre et rien d’autre !!

    14 juillet 2013 à 18 h 00 min
  • Michel Répondre

    Je constate que Léon Bloy réveille encore les esprits, c’est plutôt bon signe.
    Toutefois,cet article me semble un peu loin des réalités.
    Les connaissances de Théophile Gautier en critique d’art sont plutôt pauvres et supeficielles ; et les voyages réservés à l’élite ne m’intéressent pas. Au 19ème siècle lorsqu’un érudit voulait visiter un musée il écrivait au conservateur (lui-même érudit et élite) qui venait l’accueillir à la porte des collections. Bon, et après ?
    Les constructions en béton, très florissantes depuis belle lurette, ne sont pas nécesairement néfastes, elles sont le produit du travail de l’homme, de ses capacités techniques et artistiques. Les passéistes devraient vivre leur passion : se déplacer, se nourrir, se soigner, s’éclairer, travailler, s’informer, comme au 17ème siècle.

    12 juillet 2013 à 9 h 06 min
  • Pat Quartier Répondre

    D’autres que Léon Bloy ont dénoncé les méfaits du modernisme sans pour autant sombrer dans un antisémitisme du siècle duquel non seulement il ne s’est pas demarqué mais qu’il encourageait doctrinalement.,théologiquement.
    Pour moi cet auteur a une place : la poubelle comme chacun sait destinée aux ordures.

    12 juillet 2013 à 7 h 59 min

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