L’invasion des profanateurs de sépultures et notre société

L’invasion des profanateurs de sépultures et notre société

L’invasion des profanateurs de sépultures est un des grands classiques du cinéma d’horreur des années 50. Dans une petite ville américaine semblable à toutes les petites villes américaines, une épidémie de paranoïa collective apparaît : on se met à suspecter son prochain de n’être plus son prochain. C’est qu’en fait le père, la mère, l’enfant, la belle-sœur, le cousin sont progressivement remplacés par des êtres venus d’ailleurs, et qui naissent semblables aux modèles qu’ils sont venus remplacer dans des cosses.

Un tel scénario, qui laisse la part belle à l’allégorie, rend toutes les interprétations possibles. La plus simple est de l’interpréter à la française et d’en faire un modèle de pamphlet anticommuniste. On est à l’époque Eisenhower, l’Amérique est riche et prospère, et elle se sent menacée par les mutations, les bombes atomiques et bien sûr par le communisme. Par sa dénonciation grossière des monstres venus d’ailleurs (un autre film traitait du même sujet, Them, à la même époque), l’Invasion des profanateurs de sépultures serait une dénonciation par la dérision de l’hystérie anticommuniste de l’Amérique bien-pensante d’alors.

On se demande alors pourquoi le film garde un tel pouvoir de fascination, en dépit de ses défauts formels liés à son petit budget (on était à deux doigts de la série B).

Cette obsession du deuxième degré, que dénonçait déjà Baudrillard, est un trait bien français. Pourtant, quand on revoit attentivement le film, gâché par une « Happy End » peu crédible, on y lit les traits suivants :

  • L’acceptation passive et résignée d’une dictature. on retrouve là la servitude volontaire de La Boétie. La société néo-totalitaire ne veut plus être contestée, elle n’a même pas besoin de la violence pour s’imposer. Les gens se demandent pourquoi l’on résiste et le héros final, un médecin, a l’air bien bête finalement.

  • Les personnages sont remplacés, sans que l’on sache ce que l’on fait de leurs corps originaux, pendant leur sommeil. La société contrôle ce « sommeil vert », via les tranquillisants et les somnifères.

La déshumanisation « soft » de l’homme moderne

  • Les nouveaux personnages naissent dans des espèces de cosses géantes. On retrouve l’obsession, si bien décrite par Huxley dans Le Meilleur des mondes, pour le remplacement scientifique de l’espèce humaine. On parle pour la seule France d’une assistance médicale pour presque la moitié des naissances maintenant, directement ou indirectement. Le film suppose que les nouveaux-nés ou renés naissent plus soumis que leurs anciens ou leurs modèles. Dans un restaurant déserté par la clientèle, on remplace aussi le jazz-band par un juke-box.

  • J’ai utilisé le mot « cosse », qui traduit le mot anglais « pod », mis à la mode par la technologie actuelle. On est équipés d’ipod, et l’on s’y connecte comme dans d’autres films de science-fiction où la connexion est physique, via une prise située au bas de la colonne vertébrale (je pense au très bon Existenz de Cronenberg, ou au sinistre Avatar). Le pod dans la doxa actuelle permet de renaître dans la vraie vie, qui est virtuelle.

  • Les personnages sont caractérisés par la fin des affects et de l’amour. Le contrôle du sentimentalisme ou de l’exaltation, du fanatisme ou de la subversion, est aussi à l’ordre du jour. La résistance, d’ailleurs bien faible, concerne deux couples, puis un seul, puis le dernier personnage, que l’on croit naturellement fou. Les deux personnages principaux, qui se sont connus jadis, sont d’ailleurs fraîchement divorcés, mais ils croient toujours en leur amour de jeunesse.

  • Le héros tente de fuir sa ville, mais les communications téléphoniques sont bien sûr contrôlées (le réseau ne laisse passer que ce qu’il veut bien), et l’autoroute inhumaine l’empêche justement de prévenir ses autres prochains et lointains. La multiplication des territoires protocolaires voulus par les édiles de Los Angeles dans les années 20 (j’ai nommé Chandler et son réseau d’ingénieurs, de spéculateurs et d’urbanistes) est ici subtilement évoquée.

Si l’on a le courage de voir dans cela une parodie hilarante de l’anticommunisme primaire, je veux bien me faire extra-terrestre. L’invasion des happeurs de corps (« body snatchers », même si nous sommes d’accord pour voir dans le tourisme moderne, surtout le culturel, une industrialisation de la profanation des sépultures) est la description de la déshumanisation « soft » de l’homme moderne dans les démocraties libérales avancées. Le reste est littérature.

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Comments (2)

  • Magny Répondre

    Dans la veine immigrationniste , puisque c’est dans l’air du temps aux 4 V :

    Soleil vert / V / Independance day / Pour servir l’homme : Les aliens débarquent pour servir l’homme : magnifique . Ils stoppent les guerres , guérissent toutes les maladies , éradiquent la faim : fabuleux . Seul petit problème que découvre le héros à la fin : ils sont venus non pas nous sauver mais nous engraisser , pour nous servir … à leur table . Que ce soit par la ruse ( au début dans "V" les aliens débarquent leurs troupes "amicalement" ) ou immédiatement par la force  ( Independance day ) on remarque que les étrangers ont tôt ou tard tendance à nous prendre pour des moutons tout juste bons à êtres tondus et dépecés . Pourquoi alors Soleil vert ? Parce qu’il est symptomatique d’une société totalement désacralisée , qui s’est transformée elle-même en troupeau d’abattage ( dans le film les vieux sont transformés en nourriture pour les jeunes ) , car la pensée précède l’acte : il faut déjà avoir accepté la soumission pour baisser effectivement les bras . La victoire des envahisseurs se mesure à l’aulne de la volonté de résistance de l’autochtone .

    26 octobre 2010 à 11 h 08 min
  • Magny Répondre

    Toutes les oeuvres d’anticipation sont vraies à leur manière , ce qui fait très peur quand on y réfléchit .

    Alien : l’appât du gain devant les brevets biologiques à découvrir ( l’excuse du bien commun à venir : vaccins etc , pour excuser toutes les saloperies actuelles ) , les multinationales qui surclassent les états et dominent leurs employés transformés en mercenaires sacrifiables .

    Blade runner : les clones à l’espérance de vie limitée , esclaves par excellence , comme les OGM qui ont une vie programmée , et qui appartiennent aux sociétés qui les ont brevetées ( les réplicants sont des OGM "humains" ) .

    1984 : on s’est consolé à bon compte en disant que la vision d’Orwell n’avait jamais vue le jour . Vraiment ? La novlangue n’est-ce pas la dictature de la pensée unique ( les mots n’ont plus de sens : il suffit de repasser en boucle tous les discours des hommes politiques occidentaux depuis … 1984 : toujours les mêmes invocations sur le progrès , la fraternité , etc ) ? La doublepensée est omniprésente : nous sommes de plus en plus dans la précarité , mais tout va toujours de mieux en mieux . La guerre c’est la paix ( on ne fait que des guerres préventives bien entendu … ) , La liberté c’est l’esclavage ( vous êtes libres de voter , mais cela ne sert plus à rien parce que toute contestation du système vous rejette dans les extrêmes ) , L’ignorance c’est la force : ceux qui essaient de savoir , de comprendre , de réfléchir sont isolés , donc faibles , pourchassés par des lois sensées protéger la communauté ( ceux qui obéissent ) .

    Fahrenheit 451 : la décérébration des citoyens orchestrée en continu par les médias , les livres rejetés : il suffit de regarder les émissions télévisées de notre époque pour se rendre compte à quel point nous sommes pris pour des imbéciles , et traités comme tels . Certes les livres ne sont pas brûlés comme dans le roman mais on en a nul besoin : on ne les lit plus , ils finissent au pilon .

    Running man : les foules tenues par la précarité , et les émotions , hypnotisées par des présentateurs de jeux télévisés . Les jeux , toujours plus nombreux , omniprésents , qui remplacent les idéologies , qui nous dispensent même de penser . Le jeu est la drogue du XXI siècle , la figure totalitaire de notre fabuleuse époque si merveilleusement décadente .

    Et j’en ai oublié …  

    25 octobre 2010 à 15 h 12 min

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