Julien Duvivier et le malheur d’être Français

Julien Duvivier et le malheur d’être Français

Duvivier est ce qu’on peut appeler un maître, au sens de Ford, de Lang ou d’Eisenstein. Il maîtrise la lumière, l’espace, les ténèbres comme personne. Personne ne filme mieux que lui l’inquiétude ou l’angoisse, ou la dissuasion. Il peut même filmer la parole de Dieu ; car qui a fait mieux que lui dans Don Camillo ? C’est de tout de même mieux que les Dix commandements, non ? Comme Hawks, il peut toucher tous les genres, et il en sort indemne. Pourtant il n’est que Duvivier.

Il n’est que Duvivier parce qu’il est Français. Ah, le malheur d’être Français quand on n’a pas la psychologie française ! C’est que Duvivier n’est ni Descartes ni Voltaire ni Auguste Comte. Il serait plutôt proche de Nerval (je sais faire la différence avec Féval, merci), de Gautier, ou, avant eux, de Cazotte. On pourrait aussi penser à Nodier, à Borel, aux petits maîtres mineurs du romantisme français qui ouvraient les tiroirs de la pensée française réglée au métronome par le monde bourgeois, l’esprit des lumières et l’administration bonapartiste. Duvivier c’était mieux que cela. C’est un poète tragique et alémanique, une envolée lyrique, une expression mystique et un soupçon de nihilisme chrétien. Et qu’est-ce que notre homme était gentil ! Et modeste avec ça ! Tout en sachant ce qu’il voulait…

 Duvivier était aussi coincé par les années trente et le front populaire : on faisait dans le sozial, à cette époque, et il en fallait des joyeuses équipes, des fraternités ouvrières, et des malheurs de classe, et du sozial, vous dis-je, on est encore en France, le pays de Descartes et Zola, allons bon… L’exception française, j’ai déjà donné. Ceci dit la Belle équipe est un bon film assez prophétique en ce qui concerne les malheurs de la classe ouvrière. Elle aura disparu ici et ailleurs sans laisser de traces. Marx le disait pourtant : la classe révolutionnaire c’est la bourgeoisie cosmopolite.

 J’ai déjà évoqué le merveilleux Marianne de ma jeunesse. Tout y est pour les amateurs comme moi de paganisme forestier, de paysages allemands, de grands châteaux médiévaux, de carton-pâte impérial, de nostalgie des homes d’enfants et d’amours impossibles avec la « blonde aux yeux noirs en ses habits anciens » (tiens, encore Nerval !). Tout y est avec les grands frères mystérieux, l’argentin supérieur, le surhomme d’opérette et les sociétés secrètes pour chenapans ennuyés (les Disparus de Saint-Agil, à côté, c’est d’une laideur…)… et le film n’a pas marché. Grand malheur pour le maître, qui voyait son crépuscule arriver avec les James Dean, Johnny, Sylvie, yéyés, et les Godard chasseurs de petits maîtres poétiques.

 J’ai aussi évoqué (décidément j’y tiens à Duvivier, quel beau nom tout de même, et je ne m’en rendais même pas compte !) Pépé le moko, où la casbah algéroise tient le rôle platonicien du monde charnel où nous sommes englués, et le bateau, et la nef… ce film splendide est purement allégorique. L’allégorie a mauvaise presse, que la mauvaise presse aille se faire voir ! Le jeu avec les bijoux, avec le beau visage d’Heidi Lamar, avec le grillage final, tout est sensationnel. Tout le cinéma de Duvivier est gothique et chrétien, voyez même Don Camillo dans cette optique, lorsque notre homme n’est pas tenu par Descartes et par Zola, il est le génie médiéval français ressuscité et célébré.

 Un chef d’œuvre absolu est bien sûr la Charrette fantôme. Les acteurs français sont là, et les plus grands : Fresnay, Jouvet, Annabella, Le Vigan, l’ami de Céline mort en Argentine (il vécut à Tandil ; à Tandil, dans une sierra de la pampa, un phénomène magnétique permet aux voitures de remonter immobiles : c’est là qu’il vivait, le grand cœur). Mais le sujet n’est pas français, ni l’univers : on est dans le gothique suédois, et dans le chorus germanique, on est dans l’expressionnisme savant et dans la pleurnicherie niaise et sympa de l’armée du salut. Libéré de la France (cela fait du bien parfois, croyez-moi), Duvivier ne se surpasse pas mais il s’égale. On s’agite sur les toits, on fuit de l’hôpital (sensationnel Jouvet), on refuse l’aumône et l’amour, on accepte la mort (ô cette belle Annabella !), on sublime la misère, les taudis et les planches, on rêve et on crève à la fois. Le cinéma, cette armée du salut, se permet parfois de soulager nos misères quand il reprend son souffle dans l’inspiration médiévale.

 Rien n’est plus maîtrisé, sinon, que le cinéma de Duvivier. Voyez les ombres et le brouillard dans Marianne. Le bouillon de verdure allemand Wim Wenders avait déclaré une fois à Cannes que le cinéma devait améliorer les images pour améliorer le monde. Le benêt était loin de Lang et de Duvivier, mais il était prêt en esprit de ce qu’il faut dire.

 Encore un mot : Orson Welles, toujours lui, francophone et politiquement incorrect en diable à partir des années 60 (il adore l’Espagne franquiste, il renie la démocratie moderne, il célèbre la tradition), répète encore et encore que la France a deux maîtres, Pagnol et Duvivier.

 Mais voyez et revoyez la charrette fantôme ; car aucun film ne vous préparera aussi bien à la mort.

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Comments (1)

  • fab Répondre

    Mille excuses M. Bonnal, j’associais tant Feval à Hunnebelle que cela m’a poussé un peu trop vite à croire à un lapsus de votre part.

    7 novembre 2012 à 14 h 45 min

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