Tati, Hulot et la métaphysique des trente glorieuses

Tati, Hulot et la métaphysique des trente glorieuses

Je continue avec les trente glorieuses. On nous tanne avec les trente piteuses en haut lieu, et l’on oublie que la ladite France, celle des trente piteuses, n’avait plus rien à dire, puisque c’est auparavant que le combat avait été joué, et perdu, contre la matrice technique, américaine et européenne. Fantômas avait dévoré tout cru et les Français et monsieur Hulot. La place du marché de jour de fête avait été remplacée par les supermarchés, les routes départementales par les aéroports de villes moyennes, les bons bourgeois par les bobos, les paysans et ouvriers par tous nos immigrés. Welkom dans l’après-France !

 Dès qu’on entre dans le grand cinéma comique, celui du cinéma muet et celui de Tati, on entre dans la métaphysique : voyez Bergson, qui, au début de l’ère fabuleuse du cinéma muet, publie le Rire, avec sa fameuse définition, toujours à propos du comique, de mécanisme plaqué sur du vivant. Deux heures de disserte assurées !

 Le comique prédispose à la réflexion philosophique, avec son sport précis (il faut de bonnes jambes, disait Tati), ce montage, cette préparation savante, cette réflexion sur l’espace et le temps (l’horloge d’Harold Lloyd) et ce sentiment de décalage qui existe entre un héros hauturier et un monde civilisé. Le personnage comique, comme celui de Peter Sellers dans l’immortelle Party de Blake Edwards, incarne le Huron de Voltaire ou l’indien de Tocqueville, cet inadapté à la civilisation. Il n’est pas le héros civilisateur à la Mircea Eliade qui vient montrer la voie à son humanité arriérée, mais le provocateur qui vient détraquer sa cybernétique. C’est celui qui dérange mes marchands du Temple. On s’imagine que Jésus, quand il balaie leurs échoppes, ne s’embarrasse pas de commentaires. Les marchands doivent tirer une de ces gueules ! On est dans le muet et dans la subversion originale avant que le Babel linguistique ne vienne profaner le cinéma. Mais j’ai assez philosophé sur le sujet : voyez et revoyez le Mécano de la générale, le film le plus génial et mécanique de l’histoire, le plus poétique et politiquement incorrect aussi : car il n’est d’avenir que dans la confédération.

 Tati a longtemps été ma tasse de thé. La bonhomie du personnage, la beauté coloriée des images, les musiques d’accordéon, les sons (deux ans de mixage à sa table pour Play Time ! Deux ans de mixage !), et la nostalgie, surtout, la nostalgie, cette arme sacrée qui nous fait regretter ce que nous n’aurions pas apprécié au temps présent…

 Mais tout de même : rarement cinéma nous aura autant fait méditer l’espace disparu et puis le temps qui passe : et comme c’est le fils d’un immigré russe qui le filme et le dit, on le croit d’autant plus. Voyez Jour de fête, avec son village tranquille, sa fête perturbée, son facteur athlète et déjanté, son implacable caméra et ses films d’aviateurs-postiers américains : tout le village se moque de son facteur franchouillard qui n’est pas encore dans la matrice ! Les Américains ont cinquante ans d’avance (surtout dans le new Jersey) ! Les Chinois seront encore plus riches de main ! Pauvre France ! Et puis ton triple A !

 Les progrès de la matrice sont surtout visibles dans Mon Oncle, succès mondial et si populaire en URSS, où la charge anti-bourgeoise fait mouche, tout comme le comique russe et muet du grand Hulot. On est dans la poésie française un peu crado, mais comme il faut, contre l’ère de la machinerie, des cybernautes et des bobos (la vieille poupée en solo qui tond sa pelouse). Les enfants sont encore des poètes, il n’y a pas les jeux vidéo. Les chienchiens sont toujours les meilleurs quand il s’agit de cabotiner et les banlieues s’effacent sous le marteau-piqueur. Lisez Céline, qui avait décrit cela :

 Vigny-sur-Seine se présente entre deux écluses, entre ses deux coteaux dépouillés de verdure, c’est un village qui mue dans sa banlieue. Paris va le prendre. Il perd un jardin par mois (…) Les gens sont inquiets, les enfants n’ont déjà plus le même accent que leurs parents. On se trouve comme gêné quand on y pense d’être encore de Seine-et-Oise. Le miracle est en train de s’accomplir. La dernière boule de jardin a disparu avec l’arrivée de Laval aux affaires et les femmes de ménage ont augmenté leurs prix de vingt centimes de l’heure depuis les vacances.

 Très bonne, l’allusion à Laval ! Merci Céline !

 La destruction et le remplacement de la France sont surtout sensibles dans Play Time, où il ne reste rien, plus qu’un aéroport, des autoroutes, des centres commerciaux, des drugstores et des restaurants pour jazz-bands. Paris n’existe plus que par reflets, via les portes glacées des gratte-ciels comme on disait alors. Hulot est un souvenir comme l’armée, qu’on nous a aussi supprimée. On peut jouer au manège, mais cela s’arrêtera. Hulot n’a plus qu’à mourir ou bien partir. Le décor fabuleux de Play Time ne fut utilisé par personne ; on le rasa pour construire une autoroute, une de plus. La France est souterraine, enterrée sous bitume. Le reste de l’histoire est de peu d’importance.

 Producteur courageux, et non auteur financé, Tati fut ruiné parce que les gens trop avinés par la télé ne pouvaient plus contempler la richesse métaphysique, la profondeur de chaque gag. La télé, c’est ce qui recouvre le monde, a dit Godard. C’est une marée noire. Les gens il leur faut de la série américaine : car leur cerveau est à louer, comme un immobilier en terrain vague. Ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est le patron de TF1, qui est – aussi – dans l’immobilier.

 J’en reviens à Hulot, à ses vacances, à son Anglaise coincée, à son service au tennis. Le film est d’une perfection poétique et plastique, mécanique et sonore (voyez-le sans le son, ou écoutez-le sans le voir, après mixez les deux, et vous Verrez), mais il dénonce aussi l’aspect mécanique de la vie humaine, le ronron vacancier, le temps pseudo-cyclique, les transports ferroviaires (la sirène et la gare !), l’infructueuse gesticulation verbale. Avec au final bien sûr la nostalgie d’un amour impossible, l’insoutenable nostalgie d’avant le progrès…

 Au revoir, monsieur Hulot, nos yeux grands muets vous contemplent. Je reverrai ma Normandie sur une autre planète.

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