Soljenitsyne, le dernier écrivain européen

Soljenitsyne, le dernier écrivain européen

SoljenitsyneSoljenitsyne est mort, et avec lui une certaine idée de l’homme et de la littérature. C’est la littérature d’avant le désastre, d’avant Coelho ou Harry Potter, Sulitzer ou les best-sellers de plage, la littérature de Voltaire et de Rousseau, de Hugo ou même de Sartre, la littérature qui peut et veut changer le monde.

La littérature des génies et des créateurs, pas celle des 750 nouveaux romans de la rentrée littéraire et des auteures à la mode qui viennent montrer leur derrière ou leur maquillage à la téloche à une heure de plus en plus avancée de la nuit. C’est aussi la littérature qui dérange vraiment, comme celle d’Orwell, de Céline ou de Pirandello, la littérature qui titille les imbéciles et les chiens de garde. Mendiant ingrat comme Bernanos ou Léon Bloy, Soljenitsyne a envoyé paître les démocraties bien-pensantes, pas celle des Grecs ou des républiques italiennes, celles de l’effet de serre et de l’abrutissement planétaire des super-héros.

Je crois qu’il a compris le jour même, en arrivant en Occident, sottement chassé par les autorités soviétiques qui ne savaient plus qu’en faire. Il a compris ce jour-là ce qu´était la société de consommation, l’Occident qui avait tué les peuples et leur foi, dilué jusqu’à l’idée de l’Apocalypse, l’Occident des supermarchés et des cinéplex, des embouteillages et des infos people, des guerres du Kosovo et de la lutte contre l’inflation. Il l’écrit dans ce qui est à mon gré un des plus grands textes du XXe siècle, le discours de Harvard. Ce discours a des antécédents surtout en France, pays que la modernité a célébré pour sa Révolution mais haï pour ses écrivains qui, de Montesquieu à Tocqueville, de Chateaubriand à Duhamel, ou de Baudelaire à Valéry, ont prévu la catastrophe abyssale de la civilisation démocratique et matérialiste.

Il serait facile de s’en prendre à Staline. Mais Staline n’est qu’un moment abominable de l’histoire. Et là, à Harvard, Soljenitsyne décrit la Fin de l’Histoire, dix ans avant la chute de l’Union soviétique qu’il avait finie par regretter comme beaucoup (tout comme Orson Welles et Luis Buñuel regrettaient la disparition de Franco à demi-mot). Soljenitsyne décrit la fin de l’Histoire – sauf qu’il ne s’en félicite pas comme l’incroyable néocon Fukuyama. Je cite ce passage : « Un détail psychologique a été négligé : le désir permanent de posséder toujours plus et d’avoir une vie meilleure, et la lutte en ce sens, ont imprimé sur de nombreux visages à l’Ouest les marques de l’inquiétude et même de la dépression, bien qu’il soit courant de cacher soigneusement de tels sentiments. Cette compétition active et intense finit par dominer toute pensée humaine et n’ouvre pas le moins du monde la voie à la liberté du développement spirituel. »

C’est exactement ce qu’écrit Tocqueville dans le tome II de la Démocratie en Amérique. Soljenitsyne voit l’Occident non plus comme un monde libre ou une terre messianique, mais comme une machine ou une machination qui crée des clones mentaux et des automates. Il a été témoin des tragédies du XXe siècle, qui étaient aussi de grands mouvements sociaux, nationaux et historiques. Mais il écrit quand même, lui, l’ancien bagnard : « Après avoir souffert pendant des décennies de violence et d’oppression, l’âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd’hui par les habitudes d’une société massifiée, forgées par l’invasion révoltante de publicités commerciales, par l’abrutissement télévisuel, et par une musique intolérable. »

Nous sommes en 1978. À la même époque l’imbécile Toffler annonce les merveilles de la société démassifiée et virtualisée par la technologie. Et, trente ans plus tard, jamais le niveau intellectuel n’a été aussi bas et les embouteillages aussi longs. Et c’est cet ennui profond, pressenti par les romantiques de la société pré-industrielle, qui domine pour ceux qui savent voir par-delà Batman 6 ou les JO de Pékin.

Toujours dans ce discours, Soljenitsyne ajoute : « Il n’est pas possible que l’aune qui sert à mesurer de l’efficacité d’un président se limite à la question de combien d’argent l’on peut gagner, ou de la pertinence de la construction d’un gazoduc. »

C’est pour cela qu’il est paradoxal et ironique de voir les chefs des nouvelles ploutocraties célébrer sa mémoire (entre deux allusions fielleuses de leurs seconds couteaux intellectuels sur son ultranationalisme ou sa foi orthodoxe), alors qu’il a été le dernier grand écrivain européen à déclarer la guerre au meilleur des mondes que nous voyons s’engloutir dans son or noir et son satanisme subliminal…

(Source de l’illustration : http://classiques.uqac.ca/contemporains/nivat_georges/soljenitsyne/soljenitsyne_photos/photo_30.html )

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Comments (13)

  • OncleFred Répondre

    C’est vrai quoi, l’Union soviétique, les grandes purges, le goulag, le réalisme socialiste, la science lyssenkiste, les pays de l’Est mis au pas, les tronches de cake du Politburo, les défilés militaires du 1er mai sur la place Rouge, les hôpitaux psychiatriques, … mais quel pied, par rapport à la médiocrité du confort et des libertés "formelles" à l’occidentale !  

    Je ne sais pas s’il a finalement préféré l’Union soviétique à l’Occident, mais s’il a préféré la tyrannie à la médiocrité démocratique et s’il a vu de l’uniformité et de l’esprit grégaire dans le Vermont et pas dans la Russie de Poutine, c’est qu’à mon avis dans ses vieux jours ses neurones devaient être endommagés.

    Article prétentieux et affligeant, avec les commentaires qu’il mérite.

    4 septembre 2008 à 16 h 57 min
  • Galafron Répondre

    Je me fendrais de même d’un commentaire admiratif pour cette belle oraison funèbre.  Je ne l’ai pas suivi très avant dans sa période américaine mais j’eu le bonheur de découvrir certaines oeuvres du retour qui me confirmèrent son immense talent, la Russie fut assez forte pour le ressuciter. Visiblement ,à Harvard, il a du se rendre compte qu’il préférait l’Union Soviétique à l’univers de castors où il s’était réfugié. 

     

    28 août 2008 à 3 h 20 min
  • grutjack Répondre

        A  Vitruve

          "Tout est dit" également dans l’autre article de Nicolas Bonnal sur l’affaire Siné. Vous avez raison. Ceux qui sont capables d’une telle concision et d’une telle subtilité atteignent des hauteurs qui échappent au vulgaire. Excusez-moi.

     

     

     

     

    26 août 2008 à 11 h 05 min
  • Talleyrand Répondre

    ivan
    [email protected]


    question:

    voltaire,rousseau,huguo,sartre,orwell ils penchaient a gauche ou a droite?

    Vous avez oublié Céline …

    25 août 2008 à 18 h 34 min
  • Talleyrand Répondre

    Bravo pour l’article ! Il est emprunt d’une lucidité peu courante

    25 août 2008 à 18 h 32 min
  • VITRUVE Répondre

    AVE

    pour l’article de Mr Bonnal, comme cité plus haut: "tout est dit"

    encore faut-il comprendre les subtilités de la langue  française…

    c’est bien Grutjack, continuez

    VALE 

    25 août 2008 à 10 h 46 min
  • grutjack Répondre

       A Vitruve

         Bien sûr le Totor était "affectueux". Quant au "Huguo" d’Ivan, c’était visiblement une coquille. De toute façon cela n’avait rien à voir avec l’article de Nicolas Bonnal. Si vous avez une immense culture, vous feriez bien de l’utiliser un peu plus et de cesser vos commentaires de ricanement. Vous n’avez rien à dire et vous le dites quand même.Quand l’article est bon, cela ressemble fort à du sabotage.

    24 août 2008 à 14 h 04 min
  • VITRUVE Répondre

    AVE
    Grutjack
    si vous aviez un soupçon de culture, vous auriez immédiatement reconnu dans le "totor" le surnom affectueux que lui donnent tous ceux qui en sont les fervents admirateurs…
    gardez donc votre sourire de pitié pour ceux qui écrivent HUGO avec un"U" après le G
    VALE

    23 août 2008 à 15 h 35 min
  • Luc SEMBOUR Répondre

    Bon article, mais n’oublions pas que "Mon royaume n’est pas de ce monde" disait Jésus Christ.

    Comme dans les mythiques saloons du Far West, il ne faut donc pas "tirer sur le pianiste" prénommé "Occident", même s’il fait des couacs .

    Après tout l’Occident fait ce qu’il peut. Dans ses bons jours, il a su faire écrire et jouer Mozart et d’autres du même niveau.

    LS

    23 août 2008 à 0 h 28 min
  • Grutjack Répondre

       Félicitations pour ce brillant article de Nicolas Bonnal, un des meilleurs que j’ai lus jusqu’ici dans les 4 V.. Et  un sourire de pitié pour ceux qui n’en tirent qu’un petit crachat sur "Totor Hugo".

    22 août 2008 à 23 h 58 min
  • Bérengère Bonneau Répondre

    Magnifique article !

    21 août 2008 à 14 h 46 min
  • VITRUVE Répondre

    AVE
    tout est dit
    quand à Yvan qui, visiblement a du sécher ses cours de Littérature,  quand il parle d’Huguo, il parle de Chavez?
    Pauvre Totor HUGO!
    VALE

    21 août 2008 à 8 h 10 min
  • ivan Répondre

    question:

    voltaire,rousseau,huguo,sartre,orwell ils penchaient a gauche ou a droite?

    20 août 2008 à 0 h 11 min

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